Clemens J. Setz
Tête de mule tragique

Dans le nouveau roman de Clemens J. Setz, le personnage principal pense que les gens ne vivent pas sur la terre, mais dans la terre.

De Holger Moos

Il y a 12 ans, Clemens J. Setz a remporté le prix de la Foire du livre de Leipzig avec son recueil de nouvelles « L’amour au temps de l’enfant de Mahlstadt ». Cette année, l'auteur autrichien a de nouveau été nominé comme finaliste avec son roman historique Lunes avant l'atterrissage : « Un grand coup », dit le jury dans son raisonnement.

Le protagoniste du roman est Peter Bender, un ancien lieutenant d'aviation de l'armée allemande, qui fonde une sorte de secte à Worms au début des années 1920. Il est adepte de la théorie dite du monde creux. Selon cette théorie, les hommes ne vivent pas sur, mais dans une sphère. En tant que lecteur.trice, on se retrouve souvent dans la tête de ce marginal, qu'un ami soldat qualifie de « tête de mule ». L'association avec les penseurs transversaux d'aujourd'hui, qui aiment également propager des vérités et des théories « alternatives », est évidente.

Setz pénètre profondément dans le monde tortueux des pensées et des sentiments de son personnage principal, doté d'une intelligence très singulière. C'est une histoire dont la tragédie se déploie aussi bien dans la vie intérieure que dans les événements extérieurs. Bender se retrouve en prison et dans un hôpital psychiatrique à cause de sa vision du monde. Les dirigeants du régime nazi font en sorte qu'il finisse, comme sa femme juive, dans un camp de concentration.

Fortement inspiré par la Guerre

Dans un premier temps, Bender revient de la Première Guerre mondiale lourdement traumatisé. Non seulement il a vu des camarades mutilés, mais il a survécu de justesse à un accident d'avion et a subi une grave blessure à la tête. C'est à l'hôpital militaire qu'il fait la connaissance de sa future femme Charlotte, qui y travaille comme infirmière. Rien ne peut ébranler sa foi en la théorie du monde creux, pas même sa propre perception. Bien qu'en tant que pilote, il ait bien vu la courbure de la Terre, il la rejette comme une illusion d'optique : « C'est comme ça qu'ils appelaient ça. Et elle avait l'air, il faut bien l'avouer, parfaitement convaincante ».

Dans la vie civile, Bender est un raté à plus d'un titre. Ses conférences et ses écrits lui permettent à peine de générer des revenus. C'est Charlotte qui subvient à ses besoins en tant que professeur de langues privé. Pour justifier sa liaison avec une adepte, il intègre l'idée de l'amour libre dans sa vision du monde. Mais il n'est pas trop libre : même s'il prétend que sa femme Charlotte n'a aucun problème avec cette liaison, elle ne doit pas le savoir.

Le comportement de Bender est erratique, tantôt il se tait, tantôt déversant un véritable flot de paroles sur son entourage. Il a régulièrement des accès d'émotions et doit rire spontanément dans des situations inappropriées. Il souffre en outre de crises d'épilepsie. Ses fantasmes de violence qui se manifestent de temps en temps sont peut-être la conséquence de ses expériences de guerre. Lorsqu'il rentre d'un groupe de lecture composé « d'hommes qui viennent de la guerre » et qui veulent – pour prévenir les futures guerres – lancer la « grande ère des mères », il exprime des avis contradictoires. Le groupe de lecture lui a beaucoup plu, mais il ne veut plus y aller. En voyant sa femme, il a soudain envie « d'assommer un des Matridiens ... ouvrir la poitrine, gratter, remplir de limaces, recoudre, fini ».

Entre mégalomanie et effondrement

Avec Bender, Setz démontre les obsessions et l'irrationalité humaines, qui sont néanmoins rationalisées. De la mégalomanie pathétique à l'effondrement psychique – et inversement – il n'y a qu'un pas dans « l'ère des extrêmes ».

Lunes avant l'atterrissage confirme la position exceptionnelle de Setz dans la littérature contemporaine germanophone. Il raconte avec brio l'échec tragique et grotesque de Bender dans et contre la vie, en s'appuyant sur de nombreux documents historiques que Setz décore et transforme en fiction. En fin de compte, un conspirationniste isolé échoue face à un mouvement conspirationniste bien plus grand, le national-socialisme. La plupart des Allemand.e.s ont cru trop facilement à la fable du complot juif mondial de ses partisans.

Rien n'est rassurant dans le roman de Setz. Car même si l'on imagine que les fantasmes de pouvoir de Bender se sont réalisés et qu'il est devenu le président d'une puissante organisation, il est difficile d'imaginer que l'issue aurait été bonne pour l'humanité. Nous, les êtres humains, semblons trop à la merci des illusions de nos réalités plus ou moins bien construites.