Espaces de vie alternatifs
Comment Leipzig réinvente l’habitat
Afin d'éviter que Leipzig ne devienne trop chère pour ses propres habitants, la ville promeut des espaces résidentiels et de vie alternatifs. Aujourd'hui, c'est un laboratoire expérimental et crée des modèles uniques de vie collective, conjointe, solidaire ou coopérative.
On l’appelle « le nouveau Berlin ». Les journaux allemands et internationaux n’en finissent plus de décrypter le phénomène « Hypezig », contraction de « hype » et « Leipzig ». À 200 kilomètres de sa grande sœur, l’ancien poumon industriel et culturel de l’Allemagne de l’Est, délaissée par ses habitants après la Chute du Mur, renaît de ses cendres à une vitesse impressionnante.
Si des mouvements de réappropriation des logements vacants ont vu le jour dès le milieu des années 1990, les années 2010 ont marqué un tournant dans l’histoire de la ville : Leipzig est devenue tendance et avec elle, ses friches industrielles. La ville, aux loyers plus qu’attractifs (trois à six euros le mètre carré) gagne des habitants, des étudiants, des artistes, des touristes… et son lot d’investisseurs immobiliers. Inévitablement, les prix grimpent en flèches, les lieux vacants se raréfient.
Pour empêcher que Leipzig ne devienne trop chère pour ses propres habitants, la ville a signé en 2015 un arrêté pour encourager les projets d’habitats alternatifs. Elle a créé un réseau, le Netzwerk Leipziger Freiheit, regroupant de nombreuses associations et coopératives travaillant sur le sujet. Depuis, elle soutient financièrement un certain nombre d’initiatives, et s’investit dans le conseil aux habitants souhaitant développer une nouvelle forme d’habitat.
Leipzig est aujourd’hui un laboratoire d’expérimentation, et crée des modèles uniques d’habitats collectifs, partagés, solidaires ou coopératifs. Mais l’ombre de la gentrification est omniprésente.
Entrée d’un Atelierhaus, Franz-Flemming-Straße
La bannière jaune de l’ancienne usine Dietzoldwerke indique une « Atelierhaus » (Maison Atelier), projet initié par Haushalten e.V. en 2014. Depuis 15 ans, l’association met en lien des artistes et habitants précaires avec des propriétaires. « Au lieu de vendre des bâtiments vides au prix fort à des investisseurs, on montre au propriétaire que l’on peut les rendre vivables à peu de frais, et accueillir des projets et lieux de vie » explique Magdalena Bredemann de Haushalten.L’association a initié le modèle des Wächterhäuser (Maisons de gardien), dans lesquelles les occupants restent pendant un temps déterminé sans payer de loyer. En échange, ils habitent la maison pour éviter qu’elle se détériore. L’Atelierhaus est le dernier modèle et est uniquement réservé aux artistes.
Studios de Pilotenkueche dans l’Atelierhaus
Martin Holz passe l’aspirateur aux deuxième étage de l’Atelierhaus. C’est ici qu’il a installé Pilotenkueche, un ensemble de 12 studios d’artistes dans le bâtiment. Le contrat a été signé pour 11 ans, « le plus long que Haushalten ait jamais obtenu » annonce Martin. Il paie un loyer moins élevé que les autres studios de la ville, mais « la location est un modèle qui reste à l’avantage du propriétaire. L’idéal serait d’être propriétaire soit même. Cela veut dire plus de responsabilités mais aussi plus d’indépendance » ajoute-t-il. Il a toutefois la possibilité d’arranger le studio comme il le souhaite : « J’ai réalisé moi-même l’installation électrique, c’est important d’être le décideur dans ce genre de projet. »Artiste, originaire de Taiwan, dans un des studios
Pilotenküche accueille des artistes internationaux et locaux pendant trois mois. Les Lipsiens se voient offrir une bourse tandis que les artistes étrangers financent eux même le programme. En échange, ils obtiennent un studio gigantesque, un soutien de la part d’organisateurs et curateurs ainsi qu’un projet d’exposition dans le même bâtiment. « Le propriétaire ne voulait pas d’entreprises ou de business, seulement des artistes » explique Martin. Lui-même voit d’un mauvais œil ces entreprises internationales qui s’installent à Leipzig et font augmenter les prix.Dans la cuisine de Jurek Rotha, gardien et habitant de l’Atelierhaus
Au dessus de Pilotenkueche, Jurek a installé son cocon et son atelier d’artiste sur tout un étage du bâtiment. Il loge ici depuis deux ans et demi, après avoir habité dans une Wächterhaus. Cette dernière, comme beaucoup d’autres édifices à Leipzig, a été rénovée par une entreprise qui l’a revendue à prix fort. Le loyer dans l’Atelierhaus reste modeste et il a pu réaménager l’espace comme il le souhaitait.Jurek travaille à mi-temps comme « Hausmeister » (Maître de la maison) et s’occupe de gérer le lieu et d’en prendre soin. « Un artiste a souvent besoin d’un petit boulot à côté, et c’était parfait pour moi » explique-t-il.
Roman sur la route des habitants coopératifs
Roman Grabolle, 41 ans, est un mordu de Leipzig. Il parcourt les rues de la ville depuis son adolescence. En 2008, il y a finalement élu domicile. Archéologue et historien, il s’est spécialisé dans le conseil en développement de projet coopératif, notamment pour la municipalité ou le Mietshäuser Syndikat (Syndicat des habitats locatifs).Le 5 mai, il a accompagné bénévolement les personnes intéressées à travers deux quartiers de Leipzig, l’un à l’Est (Neustadt-Neuschönefeld), l’autre à l’Ouest (Leutzsch), pour leur faire découvrir différentes formes d’habitats alternatifs.
Côté Est, une Ausbahaus sur la Eisenbahnstraße
Le modèle des Ausbauhäuser est simple : les locataires paient un loyer très bas. En échange, ils participent à la rénovation du bâtiment. Cette forme est encadrée par l’association Haushalten. « Les propriétaires restent propriétaires, mais ils n’ont pas besoin de beaucoup s’impliquer dans les rénovations. Ils changent les fenêtres, modernisent l’électricité, par exemple », explique Romane.Selon lui, ce type d’habitat reste assez précaire, et il est surtout prisé par des jeunes, parfois des migrants. Ils peuvent malgré tout envisager une vie à long terme car les contrats sont de longue durée, contrairement à l’ancienne forme, celle des Wächterhäuser. « Dans tous les cas, le bâtiment est plein ! » conclut Romane.
La Pöge-Haus sur Hedwigstraße : une nouvelle vie pour l’ancienne imprimerie
Il y a seulement quelques années, beaucoup de bâtiments de la Hedwigstraße étaient vides. Les murs grisâtres. Ancienne imprimerie, la Pöge-Haus est un bâtiment construit il y a plus de 100 ans. Il était inoccupé depuis 1994. À partir de 2009, le lieu, propriété de la ville, a été investi par des artistes pour des projets culturels. Deux ans plus tard, certains se sont regroupés en société, la Kultur- und Wohnprojektgesellschaft GmbH Leipzig-Neustad, et ont présenté un projet à la ville pour acquérir le bâtiment. Ils se sont engagés à développer des activités sociales au rez de chaussée.Aujourd’hui, le Pöge-Haus compte une vingtaine de résidents, et accueille des expositions, des cours de danse, de yoga...
Côté Ouest, la renaissance de la Georg-Schwarz-Straße
La rue est barrée à la circulation. Les habitués se mêlent aux curieux, venus voir à quoi ressemble aujourd’hui la Georg-Schwarz-Straße. Depuis neuf ans, les habitants organisent une fête pour faire connaître leur rue, leurs projets, et créer de la convivialité. Cette rue centenaire fut une rue commerçante animée, avant de devenir, jusque dans les années 2008-2009, une sorte de « no-go zone ». Un lieu de criminalité surtout connu pour ces « Trinkplätze », littéralement « lieux où l’on boit ». Beaucoup de bâtiments étaient vides, la demande immobilière inexistante.Peu à peu, des étrangers, des artistes, des universitaires, y ont développé des projets et sont venus s’y installer. Contre des prix très bas, ils ont entrepris la longue rénovation des bâtiments, avec l’aide de la municipalité. Certains ont mis en place des modèles d’achat collectif des bâtiments.
Au 9/11 de la Georg-Schwarz-Straße, habite Roman
Roman a emménagé en 2015 dans la Georg-Schwarz-Straße. Avec un groupe de volontaires, il a acheté les bâtiments en 2012. Pour cela, chacun a emprunté à sa famille, ses amis, et aux banques ayant consenti à leur faire crédit. Ils ont acheté collectivement, au nom d’une société créée à cet effet. « Dans la loi allemande, il est plus simple, pour un petit groupe de bénévole, de créer une société, plutôt qu’une coopérative », explique le blog de Wohnungsgesellschaft mbH Central LS W33, le nom donné à l’ensemble de logements. « Mais l’objectif est uniquement la sauvegarde à long terme des logements à des prix abordables. »Chaque mois, ils remboursent les crédits auprès de leurs amis, et des banques. « Cela nous confère une grande liberté : nous ne sommes pas individuellement propriétaire, mais nous ne dépendons pas non plus d’un propriétaire », explique Roman. Ils partagent certains lieux, comme la cuisine, mais ont aussi des pièces privées.
Fenêtre sur cour : le Mietshäuser Syndikat contre les spéculateurs immobiliers
De nombreux projets d’habitat « anti-spéculation » sont impulsés par le « Mietshäuser Syndikat », fondé en 1999, dont les bureaux à Leipzig donnent sur cette cour. On y trouve pêle-mêle une vieille voiture, quelques plantations, des musiciens. De parts et d’autres, les enfants jouent.Dans ce modèle, le Syndicat s’associe à l’association des habitants pour créer une société. Les deux parties mettent des parts dans la société pour acheter un bâtiment. Celui-ci devient par ce biais la propriété de la société. La vocation du syndicat est de sortir les bâtiments du marché immobilier. Il a aujourd’hui réalisé 129 projets d’habitats coopératifs dans toute l’Allemagne, dont onze à Leipzig.
Les habitants gèrent ensuite en commun le fonctionnement de leur habitat. « Nous avons une coopérative de fruits et légumes, une bibliothèque », se réjouit un habitant, dans la cour de l’immeuble.
Les habitats coopératifs : une richesse à préserver
« Personne ne peut savoir où nous en seront d’ici quelques années », prévient Roman. Car à Leipzig, la Georg-Schwarz-Straße fait figure de dernier village gaulois. En dix ans, les prix ont augmenté de près de 40 pourcent dans le centre-ville. Et les logements vacants sont de plus en plus rares. Les habitants de la rue sont décidés à lutter contre la gentrification. Sur certains balcons, flottent des banderoles aux revendications claires : ici, les grands projets immobiliers aux objectifs purement financiers ne sont pas les bienvenus.Au Café Kaputt
Une machine à coudre, des outils en vrac… Ce « Repair Café » se trouve dans la cour du 9/11. Car en plus des lieux de vie, les habitants ont créé des espaces collectifs. Ici, des bénévoles accueillent les volontaires pour les aider à réparer un grille-pain, à recoudre un vêtement. Objectif de ce lieu gratuit et ouvert à tous : éviter de jeter en recyclant les objets, et créer du lien entre les habitants de la rue, et les autres habitants de Leipzig.« Partager les espaces », Merseburger Straße 38
Malgré la spéculation qui prend du terrain, les projets coopératifs continuent d’émerger. Le Merse38c est un Hausprojekt (Projet de maison) qui a ouvert récemment à quelques encablures de Georg-Schwarz-Straße. 21 adultes et deux enfants ont emménagé dans le bâtiment, composé d’une dizaine d’appartements et d’une cuisine commune au rez-de-chaussée. Les habitants sont des artistes, artisans, militants... Il est important pour eux de pouvoir se réapproprier les espaces et de prendre les décisions ensemble.La coopérative qui chapeaute cette association d’habitants est SoWo Leipzig eG, créée en mars 2017 sur le même modèle que Miethäuser Syndikat. Merse 38c est leur premier projet, tandis qu’une deuxième bâtisse va officiellement ouvrir en juin 2018 au numéro 1 de Georg-Schwarz-Straße. Cette dernière a failli être rachetée par un investisseur qui souhaitait en faire un hôtel. Grâce à l’impulsion de ces initiatives citoyennes, c’est la ville tout entière qui semble prendre une autre direction, à l’écart de sa grande sœur berlinoise.