Les « protest songs » en Allemagne
“Détruisez ce qui vous détruit!”
L’underground est devenu quelque chose de compliqué. Il implique en effet qu’il y ait des normes et qu’il faille les contester. Dans le confort de notre culture de consommation, cela n’est pas chose facile. De nos jours, c’est bien le hip-hop qui réussit le mieux à concilier contestation et crédibilité. Le chemin pour y parvenir a toutefois été sinueux.
La naissance de la musique pop en Allemagne s’est faite sous des auspices américaines et britanniques. Ainsi, en 1958, Elvis Aaron Presley, le chauffeur de camion des États du Sud qui jouait si bien des hanches, arrive à Bremerhaven à bord du transporteur de troupes General Randall. Deux années plus tard, ce sont les Beatles de Liverpool qui font un tabac dans le quartier de la Reeperbahn à Hambourg. Le culte de ces modèles hors du commun donne rapidement naissance à des groupes indépendants et fait émerger des carrières solos. Ainsi, les Rattles avec le chanteur Achim Reichel gagnent en février 1963 un concours au Star-Club hambourgeois et seront dès lors considérés comme les Beatles allemands. Le caractère contestataire de cette sous-culture de la chanson encore maladroite chantée dans un anglais scolaire n’allait pas au-delà d’une longue chevelure, jugée « efféminée », et d’un style de vie débridé transgressant des vertus typiquement allemandes.
Les débuts de la culture pop contestataire
La culture pop contestataire, s’exprimant à travers des textes rédigés avec soin, allait naître parallèlement à l’invention de la culture hippie sur la côte ouest des États-Unis et aux trips psychédéliques du milieu des années 1960. On ne saurait dire si ce sont vraiment les compositeurs réunis au château de Waldeck en Rhenanie-Palatinat autour de Franz-Josef Degenhardt qui ont introduit la contestation dans les milieux de la musique allemande. Une chose reste sûre : pour qu’il y ait dans les grandes métropoles un climat social plus largement ouvert, il a fallu attendre 1969, moment où Macht Kaputt, Was Euch Kaputt Macht (Détruisez ce qui vous détruit), la chanson des poètes anarchistes berlinois du groupe Ton, Steine, Scherben (Argile, cailloux, tessons), allait provoquer des remous.C’est à partir de ce moment-là qu’apparut une scène culturelle qui fit passer la contestation musicale au stade de contestation politique et sociale. Les rockers et les bardes folk durent trouver un langage propre car l’allemand, réservé jusque-là au kitsch populaire, était tout sauf cool. L’opposition se fit plus concrète lors d’événements comme les Essener Songtage (Journées du song de Essen) créés en 1968, ou encore par le truchement de voix individuelles, comme celle de Bettina Wegner, citoyenne de la RDA, militante des droits civiques, déchue de sa nationalité et expulsée, ou de Wolf Biermann, son compatriote au verbe percutant.
Depuis que Joseph Beuys, le créateur de Düsseldorf, a sorti en 1982 son Sonne statt Reagan (Soleil sans Reagan / Reagan vs Regen : « pluie » en allemand) avec des vers comme « Mon vieux, face ridée, fini de jouer, remballe tes fusées! » ou encore depuis que le groupe de Cologne Gänsehaut (Chaire de poule) a composé en 1983 la ballade de l’activiste écolo Karl, der Käfer (Karl, le scarabée), la chanson contestataire a gagné en popularité et s’est répandue au-delà des cercles révolutionnaires hippies, derniers survivants d’une époque révolue. Stylistiquement parlant toutefois, l’originalité de ces créations ne dépassa pas la sphère de la musique folk et les rockers, exceptons les Scherben (tessons de leur nom), restèrent modestes quant à leurs poésies contestataires. Udo Lidenberg, ce chantre de la parole, préféra parler de motards rockers et autres personnages sinistres.
Sous-culture et New Wave allemande
Sous l’impulsion passagère du mouvement punk et de la Nouvelle Vague allemande, les textes en allemand vont se trouver des bases stylistiques plus larges. Adeptes de l’électronique, contorsionnistes de la guitare et minimalistes, tous mettent à l’épreuve leur langue maternelle. Contestation, Dada et représentants de la Nouvelle Musique se sont influencés mutuellement, sans trop se soucier dans leurs tout débuts des grands labels de l’industrie du disque et de l’aura de la sous-culture. Cet underground urbain tenait à se démarquer d’un rock allemand considéré comme commercial, tels les groupes et artistes BAP de Cologne, Herbert Grönemeyer, Klaus Lage ou Wolf Maahn.Il a fallu attendre la fin des années 1980 et les textes résolument sociocritiques du groupe fun-punk Die Ärzte (Les docteurs) pour franchir la barrière qui séparait l’establishment rock contestataire et les post-punks généralement plus jeunes. S’ils ont fait eux-aussi leurs débuts dans le punk, Die Goldenen Zitronen (les citrons d’or) ont quant à eux été inspirés par le krautrock et le hip-hop émergeant; des chansons comme Das bisschen Totschlag (Juste un tout petit meurtre) dénonçaient en 1994 l’extrémisme de droite à l’époque de la Wende et le laxisme des politiques et de la justice face aux actes violents de l’extrême-droite. Le courant anarcho-punk de la deuxième génération dans les années 1990 ne produisit que très peu de formes stylistiques nouvelles; par la voix de staccatos endiablés de guitares ils choisirent plutôt de protester contre la violence des mouvements de droite, les pratiques arbitraires de l’État ou encore le drill au sein de l’armée allemande, comme ce fut le cas dans la chanson Doof wie Sch...(Con comme de la m...) du groupe Wizo, originaire de la région de Souabe.
Avec la chute du mur en 1989 et l’adaptation en langue allemande du rap, un produit de la banlieue new yorkaise, la génération des jeunes, alors dans la vingtaine, se laissa entraîner dans le courant « Lyrics & Protest ». La chanson Hip-Hop Fremd im eigenen Land (Étranger dans son propre pays) du trio de Heidelberg Advanced Chemistry (1992) fit très tôt contrepoids aux rimes drôles et légères du quatuor bien plus populaire Die Fantastischen Vier(Les quatre fantastiques) de Stuttgart. Qu’ils se veuillent critiques, satiriques ou banals, peu importe, ils avaient enfin le droit de composer en allemand et toute une génération de jeunes musiciens, de l’école de Hambourg au courant contestataire en langue dialectale à la Ringsgwandl ou à la Kofelgschroa, tous faisaient soudainement preuve d’audace. Certains même courtisèrent l’art pour se faire entendre, comme Peter Licht de Cologne par exemple qui se permet un clin d’oeil en composant en 2006 ses Lieder vom Ende des Kapitalismus (Chansons sur la fin du capitalisme).
Le Hip-Hop, un porte-voix
Tandis que, toujours d’humeur à faire la fête, les hédonistes criards du monde de la techno étaient on ne peut plus conformistes et consuméristes, on vit se profiler dans les milieux hip-hop de la grisaille des banlieues - et c’est encore le cas aujourd’hui - une prédisposition à la contestation dont l’expression reste hétérogène. Ainsi, dans sa chanson Es ist die Systematik (C’est la systématique) l’Anarchist Academy, anticapitaliste, écrit actuellement des textes comme : « Personne ne sait ce qu’est vraiment la faim et ce que cela signifie lorsque tu es un immigré. » Des collectifs très populaires comme la Crossover-Crew Ok Kid! de Cologne ou le rappeur Caspar s’en prennent par contre au malaise général de la génération Y et y font même figurer le fasciste d’à côté dans des chansons comme Gute Menschen (De bonnes personnes) de Ok Kid! en 2015. Mais pour une vraie scène underground, cela ne suffit pas. Ce ne sont que des voix isolées qui peuvent certes remporter le « Protestsongcontest » de Vienne, comme le fit en février 2016 la compositrice originaire de Erfurt, Sarah Lesch, avec sa chanson Testament, une chanson dédiée à la société en général et tout particulièrement à l’école considérée comme inhumaine.Les frontières entre art comme résistance et exploitation habile du marché se sont donc estompées. À une époque où le fossé économique entre les riches superstars et les artistes vivant durablement dans la précarité s’est creusé, jongler entre marché et opportunité d’affirmation, dépendance et autonomie est devenu un défi. C’est dans la nature même de la musique pop de souligner les sensibilités individuelles. L’inverse qui consiste à faire de la politique une affaire personnelle ne soulève plus l’empathie des années 70 qui s’est transformée en cette attitude réservée d’aujourd’hui. En effet, de la contestation sincère et franche au faux-pas évident, il n’est besoin parfois que de quelques lignes et sur ce point, de nombreux artistes se sont fait très prudents.