Une autre littérature
L’autre vie littéraire. La scène des lectures publiques
Pour comprendre la vie littéraire québécoise actuelle, il faut reconnaître la place centrale qu'occupent les soirées de lectures publiques dans l'histoire récente. En effet, de telles soirées ont eu lieu de manière pratiquement continue depuis plus de 50 ans.
Elles ont accompagné le mouvement nationaliste des années 60, la contre-culture des années 70, la scène marginale des années 80, ont été du programme des festivals littéraires des années 90 et 2000. Les lectures publiques ont aujourd'hui la couleur de la scène indépendante du zine et de la microédition qui domine la vie culturelle actuelle. Les auteurs qui y participent ont presque tous à leur actif des recueils autoédités ou un livre publié chez un micro-éditeur Autofinancées par les producteurs indépendants et organisées le plus souvent dans des bars sans prix d'entrée, ces lectures accueillent aussi bien auteurs publiés, auteurs débutants, poètes, romanciers performeurs poétiques.
Cette scène a pris de l'importance depuis quelques années surtout face à la débâcle du réseau de diffusion commercial du roman. En quelques années seulement en effet, la plupart des grands quotidiens nationaux ont fait disparaître l'actualité littéraire de leurs pages. En même temps, aux prises avec des difficultés financières, les chaînes de librairies ont donné priorité aux best sellers mondiaux plutôt qu’aux productions locales. Cela fut accompagné par une stagnation des subventions publiques accordées aux grands événements littéraires qui faisaient la promotion de cette catégorie de romanciers locaux autrefois prisée par les médias. La scène des lectures publiques a profité en quelque sorte de cette déroute dans la mesure où elle n'était pas dépendante du grand public et a su exploiter les réseaux sociaux dans la structuration de cette communauté littéraire qu'elle rassemble.
Esthétiques autres
La scène des lectures publiques a permis aussi de diversifier les propositions esthétiques. N'étant plus liés aux exigences formelles somme toute très conventionnelles du grand public, les auteurs de cette scène ont expérimenté un peu plus avec des formes et des tonalités écartées depuis longtemps du canon réaliste des romans grand public. Par rapport au réseau de distribution commerciale, cette scène rend possible la diffusion de ses textes hors des réseaux médiatiques et institutionnels. Enfin, elle donne la possibilité aux auteurs d'entendre les textes de leurs contemporains, de partager des influences, et fait en sorte que des tendances puissent apparaître en relation étroite avec tout ce que la sensibilité a de plus actuel.Et puisque cette scène existe de manière continue depuis les années 60, elle se nourrit aussi d'une tradition poétique qui lui appartient. La manière de traiter des sujets contemporains se fait selon une rythmique, un humour, une facture qui emprunte très peu à la poésie française, à la littérature américaine, et très peu aussi au cinéma et à la musique. Ce rapport de filiation lui donne une singularité semblable peut-être à celle du hip hop américain.
Des Off festivals à l’Académie de la vie littéraire
La scène littéraire actuelle s'est agrégée peu à peu à partir de plusieurs foyers de création qui ont laissé plus ou moins de traces. Par exemple, le Off festival de poésie de Trois-Rivières. Fut créé de manière sauvage en 2007 par Erika Soucy et Alexandre Gauthier pour contester le peu de place qui était faite aux poètes de moins de 30ans au sein du Festival officiel. Fondées également en 2006, les productions Arreuh organisèrent d’abord des lectures informelles dans les parcs de Montréal, avant de fonder « Dans ta tête », une formule festival toujours active et produite par Catherine Cormier-Larose. Depuis la fin des années 90, plusieurs cabarets poétiques existent comme ceux organisés par les Éditions Rodrigol ou le Cabaret de la pègre. Un réseau s'est petit à petit organisé entre ces communautés, auxquelles se sont greffées des maisons d'édition de petite et moyenne taille comme Le Quartanier, L'Oie de Cravan, Poètes de brousse.Ma contribution personnelle à cette scène se résume à la création de l'Académie de la vie littéraire, un organisme indépendant et non subventionné qui remet annuellement des prix à une quinzaine d'auteurs qui, selon notre formule, « ont peu de chances d'en gagner ailleurs ». Conçue au départ comme une blague sur mon blogue personnel, j'ai constaté rapidement que l'Académie de la vie littéraire répondait à un besoin propre à cette scène : produire une sorte de synthèse annuelle des tendances et des nouvelles figures qui surgissent. Dès la deuxième année, j'organisais avec Catherine Cormier-Larose un gala -- une lecture publique déguisée en gala pour parler franchement -- auquel s'est ajoutée ensuite une production de "cartes d'auteur" sur le modèle des cartes de hockey à collectionner qui font partie de l'imaginaire québécois. Le gala a pris année après année de l'ampleur et s'impose peu à peu comme un rendez-vous incontournable de la scène littéraire actuelle.
Combattre l’inquiétude du rien
On pourrait tout à fait comparer la scène des lectures publiques à une sorte d'underground, mais on minimiserait peut-être par là son importance dans l'histoire culturelle récente comme changement de régime nécessaire. Elle n'est en effet pas apparue complètement « contre » une hégémonie culturelle oppressante. Elle a plutôt émergé des interstices d'un système de production et de diffusion culturelle en déclin. L'enthousiasme des organisateurs et des poètes qui tient en vie la scène des lectures publiques provient peut-être moins d'un désir de s'exprimer, d'être reconnu comme artiste, que d'un fond d'inquiétude à l'idée que si rien n'est organisé, il ne se passera rien.Cet état d'esprit représente assez bien, même si c'est en petit, celui du Québec actuel: en l'absence de projet politique commun, et face à une culture mondialisée qui gruge inévitablement les ressources qui avaient depuis longtemps maintenu l'espoir d'une persistance de cette culture francophone isolée sur un continent anglophone, le sentiment d'hériter d'une responsabilité individuelle à l'égard de cette culture est assez fort pour maintenir à bout de bras quelque chose, un petit territoire, un petite soirée, un petit texte, même si tout cela est fait financièrement à perte.