L'avant-garde de Düsseldorf
Une ville à la découverte de la musique électronique

Kraftwerk sur le quai 17 de la gare de Düsseldorf, en partance pour une renommée internationale.
Kraftwerk sur le quai 17 de la gare de Düsseldorf, en partance pour une renommée internationale. | Photo : Günther Fröhling

Pendant quelques années, Düsseldorf fut un point de rencontre important dans le domaine de l'expérimentation des sons électroniques. Rüdiger Esch, à la fois musicien et expert, a rassemblé dans Electri_City des voix d'hier et d'aujourd'hui à travers un grand documentaire sur ces années de renouveau.

C'est un triomphe tardif et d'autant plus sublime. Avant la rénovation complète de la Neue Nationalgalerie à Berlin, le groupe Krafwerk y donna une série de concerts. Lors de chacune des huit soirées, où l'on affichait complet, les musiciens mirent un de leurs albums, de Autobahn (autoroute) à Tour de France, au cœur d'une installation complexe en 3D. Les pères de la musique électronique jouèrent ainsi dans l'un des premiers bâtiments de l'architecture moderne, conçu par Mies van der Rohe. « Si celui-ci en particulier incarne une idée visionnaire et utopique de l'architecture, alors Kraftwerk incarne une idée visionnaire et utopique de la musique », avance le directeur de la Nationalgalerie, Udo Kittelmann, pour décrire le jeu mis en place entre ces différentes formes de représentation. Des robots dans un temple de verre. Computerliebe (L'amour de l'ordinateur) sous un toit quadrillé en acier.

La « soupe primitive » de Düsseldorf

Kraftwerk revisita à cette occasion ses origines. Dès sa création officielle, le groupe évolua dans la mouvance de l'Académie des Arts de Düsseldorf dont les membres se retrouvaient à l'époque au Creamcheese, un club avant-gardiste où l'on croisait rockers glamour et créateurs de mode. Joseph Beuys s'y enchaîna à l'une des tables pendant plusieurs heures avec son assistant en décembre 1968, avec autour de lui de la musique psychédélique et des films expérimentaux. Pas une soirée ne s'écoulait sans qu'ait lieu une performance. Une soupe primitive composée de vapeur de bière locale et d'idées conceptuelles, qui fit néanmoins naître à partir de 1970 une école du son unique en son genre. Des groupes comme Kluster (rebaptisé plus tard Cluster) ou Neu! cherchèrent leur propre voie musicale, dans l'intention de s'éloigner des modèles anglo-américains. « C'était la période du krautrock, de la musique cosmique, du progrock et des pionniers de la musique électronique », peut-on lire dans le livre Electri_City – Musique électronique de Düsseldorf. Le musicien et auteur Rüdiger Esch organisa des dizaines d'interviews avec les protagonistes de cette époque et fit un montage de ces enregistrements sous la forme d'une chronique à plusieurs voix.

Cette génération de musiciens de Düsseldorf se disait « progressiste ». Sans idéologie ni idées proscrites. On se tournait vers la publicité et le design industriel, ou vers la technique naissante du synthétiseur. « C'était une période de transition où il fallait donner une forme électronique à des instruments acoustiques. Ils ont développé tout cela au point de se passer des instruments et de ne plus faire que de la musique électronique », se souvient Eberhard Kranemann, bassiste de Kraftwerk à ses débuts. Ces expérimentations sonores n'avaient pas encore la structure de chansons et les grandes maisons de disques réagissaient avec beaucoup de réserve. On trouve dans Electri_City de nombreux souvenirs relatifs à Conny Planck, mort en 1987, le producteur qui s'était occupé du mixage des premiers albums de Kraftwerk, Neu! ou La Düsseldorf. Il donna à la musique électronique de Düsseldorf la juste mesure du temps et du rythme et il fut un important précurseur grâce à ses contacts auprès des majors. Une décennie plus tard, les représentants de l'electropunk de Düsseldorf ne juraient encore que par ses « machineries de sons ».

De la musique de divertissement moderne

« Nous voulons montrer qu'en Allemagne aussi, il y a eu une musique de divertissement moderne, originale du point de vue du style et qui trouvait ses origines dans notre propre culture », dit Wolfgang Flür, ex-batteur de Kraftwerk. Avec Autobahn en première place des hit-parades américains en 1974 et la tournée qui suivit dans 23 villes, ils devinrent le groupe le plus influent de Düsseldorf. Ils enregistrèrent des succès commerciaux auxquels ont dû renoncer beaucoup de leurs amis musiciens d'autrefois. Il en fut ainsi notamment pour Klaus Dinger, à la batterie aux premières heures de Kraftwerk qui refusa, avec son groupe Neu! et plus tard avec La Düsseldorf, le système propre à l'industrie de la pop. Des collègues britanniques, comme Martyn Ware de Heaven 17 ou David Miller de Mute-Label (Depeche Mode) confirment cette reconnaissance internationale envers l'esthétique de la musique électronique made in Düsseldorf : « Pour moi, la présentation visuelle de Krafwerk était aussi importante que la musique elle-même », dit Ware. Et Criss Cross d'Ultravox! indique même que le point d'exclamation du nom de son groupe punk londonien est une allusion directe à Neu!
Bande-annonce « Electri_City », source : youtube.com

Une rupture survint à la fin des années 1970 lorsque de jeunes groupes comme DAF ou Die Krupps cherchèrent à faire leur entrée dans l'univers du son électronique. Plus durs, plus radicaux, sans les parties portées par le synthétiseur de leurs prédécesseurs. « Kraftwerk ne m'a jamais intéressé », avoue franchement le chanteur de DAF, Gabi Delgado López, mettant ainsi en lumière une attitude de rejet envers les pionniers. Toutefois, après ses débuts tumultueux, DAF partit en exil à Londres, dans les studios de Conny Plank qui comprit bien ses beats en staccato dans Kebapträume (Rêves de kebab) ou Der Mussolini. En fin de compte, la technique instrumentale a très rapidement évolué. Des synthétiseurs numériques comme le Korg MS 20 ou les mini-séquenceurs ont alors donné libre cours à des prises de position méprisantes comme celle qui est citée dans le livre d'un ancien de DAF, Christo Haas : « Foutez le truc dans l'ampli, et vous verrez bien ce qu'il en ressort ». La musique issue des machines a donné lieu à de brutaux débordements d'énergie. Lorsque le groupe Propaganda, représentant de la synthpop à Düsseldorf, sort en 1986 son hymne tout en noirceur Dr. Mabuse chez le label britannique ZTT, les mélodies sont de retour. Ce n'est pas par hasard que Rüdiger Esch termine son livre avec le dernier album authentique de Kraftwerk, Electric Café. Les anciens héros utilisaient pour la première fois les techniques d'enregistrement numériques. Les coûts de production avaient tellement diminué que l'époque de la décentralisation et des tout petits producteurs pouvait alors commencer. Quant à Kraftwerk, il lui restait la voie des grands temples de l'art.
 

Rüdiger Esch:
Electri_City – Musique électronique made in  Düsseldorf,
Suhrkamp Taschenbuch

CD: Electri_City
Musique électronique made in Düsseldorf
Grönland Records