Prix de la paix des libraires allemands
Écrire contre l’inhumanité : Margaret Atwood et l’Allemagne
Chaque année, deux des plus importants prix de la littérature allemande sont décernés lors de la Foire du livre de Francfort, le plus grand Salon du livre au monde. Alors que le Prix du livre allemand est réservé aux livres en allemand, le Prix de la paix des libraires allemands est décerné à l’international. Margaret Atwood a été invitée à la Foire du livre de Francfort auparavant, mais cet automne, elle y reviendra non pas comme invitée, mais comme lauréate du prestigieux Prix de la paix.
Le jury a été profondément impressionné par la « sensibilité aiguë [de Margaret Atwood] pour les évolutions subliminales et les tensions politiques dangereuses » dans son œuvre, lesquelles révèlent la fragilité de notre supposée normalité – et la vitesse avec laquelle elle peut se transformer en brutalité. (Vous pouvez consulter la déclaration complète du jury en allemand ici.) Pour chacune de ses œuvres, Atwood a mené des recherches minutieuses afin que ses histoires aient, du moins dans une certaine mesure, une contrepartie historique. C’est peut-être pourquoi le roman le plus célèbre d’Atwood, La Servante écarlate, s’est retrouvé au top des succès de librairie 32 ans après sa sortie en 1985, et pourquoi son œuvre, y compris The Heart Goes Last, demeure pertinente et semble faire la critique d’événements contemporains.
Un article du New Yorker a récemment dépeint Atwood comme une « prophétesse de dystopie » et une « porteuse catastrophique ». Si les États-Unis ne sont pas encore devenus Gilead (l’État américain fictif où La Servante écarlate a lieu), Atwood conçoit toutefois quelques parallèles : « C’est le retour du patriarcat », dit-elle à propos de l’administration de Donald Trump. Cela dit, dans un essai pour le New York Times, l’auteure basée à Toronto insiste sur le fait que La Servante écarlate n’est pas une prédiction, mais plutôt une anti-prédiction, car l’avenir ne peut pas être prédit, il ne peut être qu’imaginé – avec l’espoir qu’on n’en viendra pas là. La Servante écarlate a néanmoins une base historique.
Atwood a été invitée par l’Office allemand d’échanges universitaires (DAAD) à passer quelques mois à Berlin-Ouest en 1984. La ville et l’ensemble du pays étaient encore divisés. Le voisinage immédiat de la RDA et le contexte politique précaire étaient palpables. Depuis son appartement de Helmstedter Straße, Atwood entendait les exercices de vol à vitesse supersonique de l’armée de l’air de l’Est. C’est là qu’elle a commencé à écrire La Servante écarlate, l’un de ses romans les plus célèbres. À cette époque, Atwood avait également voyagé à travers l’Allemagne de l’Est, l’ancienne Tchécoslovaquie et la Pologne. Les expériences et les histoires qu’on lui a partagées ont grandement affecté sa plume. « J’ai éprouvé cette méfiance, le sentiment d’être espionnée, les silences, les changements de sujet, les moyens obliques de partager de l’information. Tout ça a influencé ce que j’écrivais », explique Atwood dans son essai du New York Times.
Elle a écrit son premier brouillon à la main, puis l’a tapé avec une machine à écrire allemande qu’elle avait louée. Comme beaucoup de documents de son héritage littéraire, elle a fait don du manuscrit aux archives de l’Université de Toronto. Mais Atwood ne s’est pas enfermée dans son appartement à Berlin; la ville était également l’endroit idéal pour pratiquer l’allemand qu’elle avait appris à l’école et à l’université. Elle se souvient que les Berlinois faisaient beaucoup de jeux de mots; elle les imitait pour améliorer ses compétences à l’oral. Jusqu’à aujourd’hui, l’un de ses mots allemands préférés est « Fußpilz » (pied d’athlète), qui se traduit littéralement par « champignon de pied », révèle le journal allemand Der Tagesspiegel. Atwood a quitté Berlin en juin 1984 pour retourner au Canada, mais elle est revenue en Allemagne en 1987 pour promouvoir la traduction allemande de La Servante écarlate à la Foire du livre de Francfort. Le roman a escompté un grand succès en Allemagne : jusqu’à présent, plus d’un million d’exemplaires ont été vendus.
Le réalisateur renommé allemand Volker Schlöndorff a été le premier à adapter le roman pour en faire un film à la fin des années 80. Atwood a assisté à la première à la Berlinale en 1990 et a été accueillie avec enthousiasme par ses admirateurs. Le mur de Berlin n’était tombé que quelques mois plus tôt; deux projections ont eu lieu, une en Allemagne de l’Est et une en Allemagne de l’Ouest. Le public a réagi très différemment. En conversation avec le journaliste Simon Houpt du Globe and Mail, Atwood se souvient : « En Allemagne de l’Ouest, on parlait d’esthétique et de direction, du choix de couleurs et des biographies, des choses comme ça. En Allemagne de l’Est, les gens ont regardé le film de très, très près… Ils ont dit : “c’était notre vie” – ce sentiment qu’on ne pouvait faire confiance à personne. »
Margaret Atwood est toujours l’auteure canadienne la plus populaire et la plus enseignée en Allemagne. Lui accorder le Prix de la paix des libraires allemands témoigne non seulement de l’impact de son œuvre sur les lecteurs allemands au cours des dernières décennies, mais aussi de sa portée internationale et de l’importance de l’humanité, de la tolérance et de l’activisme aujourd’hui.