Toronto
La rue Earl à plusieurs noms

Earl Street à Toronto
Earl Street à Toronto | Photo (extrait) : Shawn Micallef

Au cœur du centre-ville de Toronto, non loin du point névralgique que forment les artères Yonge et Bloor, se trouve une rue qui rappelle l’Europe. Earl a d’européen le fait qu’elle prend un nom différent d’un coin de rue à l’autre. Si on se promène dans une ville comme Berlin, on observe que plusieurs rues sembleront très longues; par contre, si on jette un coup d’œil aux plaques de rue, on découvre que le nom change souvent.

Ainsi, dans le quartier Mitte, la Chausseestrasse devient la Friedrichstrasse où elle dessine une légère courbe à l’intersection de la Torstrasse. Torstrasse elle-même prend le nom de Mollstrasse, puis encore celui de Landsberger Allee tandis qu’elle s’étire plus vers l’est. De ce côté-ci de l’Atlantique, cependant, la plupart des rues conservent habituellement leur nom sur toute la longueur; or, Earl fait exception : elle se déroule sur deux coins de rue entre Jarvis et Sherbourne, dans le quartier Upper Jarvis.

Bien que le réseau routier de Toronto soit configuré en quadrilatère à quelques exceptions près, ce quartier est résolument à l’équerre; on n’y aperçoit même pas un soupçon de courbe qui pourrait justifier un changement de nom. La courte vie d’Earl donne une fausse impression de sa véritable longueur sur un plan continu.

À partir de Yonge, une autre rue – Gloucester – rejoint Jarvis après deux coins de rue et devient Earl Place. Gloucester se compose de maisons au style victorien et d’immeubles d’appartements modernes datant des années 1950. Les styles des deux époques vont étonnamment bien ensemble, un mélange qui réussit souvent à Toronto en raison de son aspect hétérogène. Comme aucun style ne domine, tout trouve sa place. Peut-être faut-il voir un rapport entre cette manière éclectique de construire et l’identité multiculturelle de la métropole ontarienne. Tous ceux qui viennent ici sont séduits soit par un aspect qui leur est familier, soit par l’un des styles.

La première moitié d’Earl est connue comme une « place » et la seconde, formant un tronçon plus long, comme une « rue ». Appeler une rue une « place » évoque la notion de petit, mais un petit qu’on qualifierait de charmant, voire pittoresque. Earl Place réunit un peu tous ces attributs, en plus d’une poignée d’immeubles d’appartements sans ascenseur construits avant la Deuxième Guerre mondiale, deux rangées de maisons mitoyennes assez récentes, l’une s’efforçant d’imiter l’architecture victorienne, l’autre adoptant un style plus contemporain. Les fausses maisons victoriennes n’ont rien de mal en soi, mais vouloir à tout prix avoir l’air respectueusement ancien a toujours quelque chose d’étrange. Pourquoi ne pas simplement embrasser la nouveauté?

Sans issue

Earl Place se termine à la rue Huntley en un typique carrefour en T, même si elle s’est déjà étendue au-delà des rues Sherbourne et Huntley. Toutefois, en raison d’un projet d’aménagement routier urbain de la fin des années 1980 ou du début des années 1990 qui s’inspirait du style où prédominent les bittes d’amarrage, on a fermé l’issue de la rue pour éviter que les voitures dévalent cette voie à vocation plutôt résidentielle, détournant ainsi les véhicules sur Isabella, soit une rue plus au nord.

Earl est l’une des rues sans issue de Toronto qui n’arbore pas de panneau indiquant No Exit. Il faut dire que cela ne concerne que les automobilistes, puisque piétons et cyclistes débouchent aisément. Des découpes pratiquées dans les bordures de béton permettent aux roues étroites de passer. L’impasse favorise ici un havre de tranquillité où on promène son chien sans trop se soucier des véhicules.

Il y a cependant matière à amélioration : on pourrait embellir l’espace en ajoutant des bacs à fleurs, même quelques bancs. En fait, il faudrait donner une raison aux gens de s’attarder ici plutôt que de poursuivre leur chemin. Toronto apprend lentement à faire de ses lieux publics des endroits invitants et apaisants. Cette barrière malgré tout poreuse – comme toutes les barrières urbaines devraient être – se situe à mi-chemin sur notre rue Earl dont les divers tronçons portent des noms différents.

Depuis l’impasse Huntley, la rue Earl se prolonge vers l’est sur un long trajet bordé de maisons victoriennes en rangée; à l’une des extrémités, une pierre commémorative indique « Windsor Terrace 1877 ». Ces vieilles demeures contrastent aussi avec une version plus récente de maisons en rangée faisant partie d’une communauté en copropriété. Les deux côtés de la rue s’harmonisent néanmoins en un ensemble – les maisons étant toutes mitoyennes –, seulement les nouvelles résidences sont reliées par un garage souterrain à entrée unique. Du style ancien remodelé au goût du jour.

À peu près à mi-chemin du côté sud se dresse le presbytère de l’église catholique Our Lady of Lourdes (Notre-Dame de Lourdes), bâti sur un grand terrain. La façade de l’église donne sur Sherbourne. Comme c’est le cas des églises ici, la forme étrange de celle-ci rappelle deux immeubles distanciés entre lesquels s’élève une sculpture représentant une apparition à Lourdes. Avec le jardin autour, l’endroit propose un autre havre de paix, bien que peu encore s’attardent ici, sauf à la sortie de la messe par une belle journée. Jusqu’à tout récemment, on pouvait avoir une vue exceptionnelle sur l’église depuis le côté opposé de la rue, où trois hauts immeubles d’appartements étaient reliés au deuxième étage par une plateforme massive et dont les dimensions atteignaient quelques acres.

L’espace qui se rapprochait d’un parc avec des sentiers qui serpentaient entre des arbres et des étendues gazonnées n’attirait que peu de visiteurs; rares sont ceux qui en connaissaient même l’existence ou qui s’aventuraient à y grimper, malgré les quelques volées d’escaliers. L’espace public sous la plateforme était constamment plongé dans l’obscurité. La rue Earl devenait l’avenue St. James en émergeant de tout ce béton. Rien n’était invitant ou n’incitait les résidents à fréquenter les lieux.

Une île flottante

L’endroit a toutefois beaucoup changé depuis qu’on a détruit presque toute la plateforme, même si le parc en hauteur décrépi proposait une intéressante familiarisation avec le style d’architecture brutaliste – s’imaginer ici beaucoup de béton brut bordant tout le parc. En démolissant la plateforme, on a créé une belle nouvelle entrée dans St. James Town. Une promenade sur la rue Earl au paysage urbain du 19e siècle permet d’apprécier les tours d’habitation de St. James Town disposées en courbe, puisque l’avenue St. James n’est plus fidèle au quadrilatère de la ville, mais préfère se frayer un chemin un tant soit peu sinueux à travers le quartier pour aboutir à la rue Parliament et au cimetière St. James.

En été, au cœur du quartier, de petits marchés s’improvisent, et c’est pourquoi ce tronçon négligé recèle beaucoup de potentiel pour en faire un lieu où on viendrait volontiers au marché ou encore y rencontrer des gens. Souvent, en design urbain, le plus difficile consiste à attirer la population; dans St. James Town, elle y est déjà.

On pourrait aménager, de la rue Yonge à la rue Parliament, un nouveau corridor dans l’est du centre-ville, réunissant quelques quartiers, tout en proposant à plus de 20 000 résidents de St. James Town une liaison meilleure et fort bienvenue avec le reste de la ville. Si on portait attention au design et qu’on installait des balises qui facilitent les déplacements, Earl pourrait ressembler davantage à une rue de Berlin qui invite à la marche et à la découverte en offrant un environnement agréable aux piétons.

À l’heure actuelle, St. James Town s’apparente plus à une sorte d’île qui flotte en marge du quartier est du centre-ville, isolée beaucoup plus, en fait, par la pensée et l’imagination que par la géographie. Éliminer les obstacles de béton pourrait bien représenter la meilleure solution pour intégrer ce quartier à la ville qui l’entoure.