Art et réalité virtuelle
Le moi, le monde et la dissolution de leurs contours
La réalité virtuelle est partie à la conquête de l’art et de plus en plus d’artistes allemands se tournent vers les mondes artificiels. Les expériences extrêmes ne sont pas exclues de projets parfois spectaculaires.
De Oliver Herwig
En 2016, Thorsten Wiedemann est entré en grenouillère rose dans la réalité virtuelle (RV) pour ne la quitter que 48 heures plus tard. En comparaison, Neil Armstrong resta tout juste 21 heures et 36 minutes sur la lune. Deux jours, ça peut faire long, et Wiedemann a pu jouer, parler et bien sûr dormir pendant ce temps. Le fondateur du festival de jeux indépendants A Maze s’initiait à un nouvel univers. À ses côtés, la graphiste Sara Lisa Vogl, experte en RV, a conçu pour lui un programme avec un rythme diurne et nocturne particulier, prévoyant même une niche pour dormir, dotée d’étoiles artificielles. La performance était intitulée Disconnected, un mélange de voyage de découvertes et de chasse au record du Guinness Book, effets secondaires inclus. Dès le premier jour, Wiedemann a été victime d’une crise de panique, a-t-il déclaré dans un entretien au magazine de technologie WIRED et le jour suivant, il était « à deux doigts de retirer ses lunettes virtuelles ». Mais son coach Sara Vogl l’a tranquillisé. Wiedemann est donc allé jusqu’au bout de l’expérience et est apparu un peu excité face à la caméra à la fin des 48 heures, prenant Sara Lisa Vogl dans ses bras et pointant le pouce vers le haut.
Disconnected ressemblait à un test de survie dans des mondes artificiels : combien de temps peut-on s’exposer à un tel environnement ? Pendant combien de temps les yeux supportent-ils le scintillement permanent de l’écran et dans le même temps la faible résolution du moniteur intégré, sans compter les voix provenant de la réalité « première » qui s’imposent à vous ?
L’art en réalité virtuelle sape notre représentation de la réalité. Il peut littéralement nous couper l’herbe sous le pied ; par exemple dans Chalkroom de Laurie Anderson et Hsin-Chien Huang, quand il nous est soudain donné de voler. On peut faire l’expérience de leur monde virtuel dans l’exposition intitulée Lust der Täuschung (Plaisir de l’illusion) qui a lieu jusqu’à la fin janvier 2019 à la Kunsthalle de Munich. Dans le jeu de RV Richie’s Plank Experience, on monte tout d’abord en ascenseur au sommet d’un gratte-ciel virtuel puis l’on expérimente ensuite l’utilisation d’une planche en bois volante. Au-dessous, il y a un gouffre béant et l’on pourrait même, avec des genoux vacillants et quelques sueurs froides, se précipiter virtuellement dans la mort.
CRÉER DES MONDES QUI N’ONT ENCORE JAMAIS EXISTÉ
De plus en plus d’artistes utilisent la RV pour leur travail, bouleversant ce que nous considérions comme acquis. Les artistes « bit and byte » allemands tirent très bien leur épingle du jeu dans un domaine en train de s’inventer. « Il ne s’agit pas seulement de se mouvoir librement mais de pouvoir aussi créer des mondes qui n’ont encore jamais existé », affirme Tamiko Thiel. « C’est ça, l’œuvre d’art totale ! » Cette professeure de l’École des Beaux-Arts de Linz voudrait « construire des mondes virtuels que l’on pourrait expérimenter, du point de vue des utilisateurs, comme œuvres dramaturgiques totales.Elle en donna un avant-goût il y a quelques années avec son installation interactive, Transformation, qui faisait découvrir des choses cachées ; par exemple, en marchant dans Munich, on pouvait voir des ruisseaux de la ville qui avaient disparu. Si l’on tient devant soi une tablette, à la bonne adresse GPS, des moulins virtuels commencent soudain à tourner dans un cours d’eau. La réalité augmentée est en quelque sorte l’étape qui précède l’immersion totale, le plongeon dans de nouveaux mondes. Aucune limite à cela ? « La RV procure dans l’instant une expérience pour les yeux et les oreilles mais pas vraiment pour les autres sens », pense Tamiko Thiel. « L’odorat et la peau ne sont pas pris en compte comme organes des sens, la sensation kinesthésique de l’équilibre non plus ».
MONDES INTERNATIONAUX, MILIEU GERMANOPHONE
Le duo de commissaires d’expositions que forment Tina Sauerländer et Peggy Schoenegge gère la plateforme peer to space qui met en relations art RV et artistes RV. Elles estiment que le recours à la RV dans l’art n’est pas si récent. Les premières œuvres de RV (avec des lunettes) existaient en fait déjà dans les années 1990, notamment avec Charlotte Davies, Monika Fleischmann ou Nicole Stenger. De ce mouvement a surgi une mouvance allemande spécifique. Peggy Schoenegge nomme ici le duo d’artistes Banz & Bowinkel qui a reçu le prix de la sculpture numérique de la Hochschule für Kommunikation und Gestaltung Stuttgart/Ulm (École de Communication et de Design), Tamiko Thiel, pionnière de l’art numérique qui a obtenu le Prix du Public lors du festival d’art RV de Hambourg VRHAM ! et Manuel Roßner, qui a créé pour l’exposition Unreal au NRW-Forum une annexe virtuelle à ce musée de Düsseldorf. Sans oublier des festivals comme VRHam et A Maze ou la plateforme de recherche en ligne pour l’art VR, RadianceVR.co, de Philip Hausmeier et Tina Sauerländer.Peggy Schoenegge se réjouit que de grandes institutions veuillent aussi découvrir le virtuel et qu’elles organisent beaucoup d’expositions. Elle pense qu’à l’avenir, comme cela fut le cas pour la photographie et le film, la réalité augmentée, la réalité virtuelle ou toute forme de réalité mélangée feront partie de notre quotidien et s’établiront de plus en plus. « Avec ces médias, nous nous déplaçons, de la même façon qu’avec nos ordinateurs, dans des mondes numériques. Nous le faisons déjà depuis près de 30 ans, depuis le début de la commercialisation du World Wide Web, et l’Internet fait déjà partie de notre quotidien. » Selon Peggy Schoenegge, dans le futur, nous ne nous contenterons donc pas de passer seulement 48 h dans la réalité virtuelle.