L’IA et le génératif en art
Fantasmer la perte d’autorité
« L’art peut-il être à la fois artificiel ET intelligent ? » est une question qui déplie un paradoxe : l’hypothétique (selon certains) ou éventuelle (selon d’autres) intelligence du non vivant. L’intelligence, telle que nous l’entendons couramment, est une faculté active du biologiquement vivant et dont la mécanique nous échappe partiellement.
Rassemblant sous un même chapeau le rationnel comme l’émotionnel – la logique et la créativité, l’anticipation et la compréhension du passé, de même que la conscience de soi – l’intelligence humaine forme un tout complexe, irréductible à l’édification d’équations algorithmiques, du moins pour le moment.
Hypothétique ou éventuelle, l’intelligence du non-vivant est néanmoins mise en cause : elle fait l’objet de constantes recherches. Le non-vivant, c’est essentiellement de l’inanimé : du matériau, de l’objet, du construit et du détruit – du code ? Pur produit informatique, l’information qu’est le code est en perpétuel transit d’un point A vers un point B vers un point C ou Z. Et bien qu’on ne puisse dire qu’il soit en vie, il n’est pas non plus tout à fait inerte au sens d’une matière X. C’est un objet de communication, artificiel, sans potentiel intrinsèque d’évolution. On sait pourtant aujourd’hui qu’il est possible de « nourrir » du code afin de l’autonomiser, de le croiser avec la neurobiologie computationnelle et la logique mathématique afin de programmer des machines qui vont imiter le vivant. On peut, avec le code, programmer le code pour le libérer de son propre programme : ce Golem numérique est-il intelligent pour autant ?
Transfert d’autorité
L’art, le plus souvent artificiel, est généralement destiné à se laisser saisir par des intelligences extérieures à lui-même. Un « objet » plus ou moins complexe nous est proposé : nous l’envisageons sous différents angles, nous prenons en compte ses composantes, nous en considérons l’ensemble comme un tout abouti. Certaines œuvres cependant se présentent sous des formes plus fluides, moins évidentes à saisir, voire fuyantes et imprévisibles. Through the Haze Of A Machine’s Mind We May Glimpse Our Collective Imaginations (Blade Runner) (2017) de l’artiste canadien, basé à Vancouver, Ben Bogart, est le résultat d’un réagencement des pixels et de l’audio de la version originale du film Blade Runner. Réorganisé à travers le filtre d’un algorithme d’apprentissage (Self-Organizing Map), Blade Runner nous échappe alors tout autant que le processus qui a cours sous nos yeux : la machine « travaille » sur la base de similarités chromatiques et spectrales, et donc à partir d’une logique relative, mais elle improvise de manière à dérouter les attentes tout en renouvelant constamment la proposition visuelle qui en ressort. Regarder l’œuvre c’est voir ce que voit le regard agissant de la machine. Cela reste cependant un regard aveugle, sans intention. La trame filmique ainsi abstraite de toute logique narrative propose au regardeur une expérience cinématique contre-intuitive. Les données qui constituent l’œuvre se soustraient à notre compréhension et semblent répondre aux exigences d’une intelligence autre. Mais pour ce faire, il aura fallu que l’artiste « autorise » ce transfert d’autorité.On peut arguer que l’intelligence de la machine échappe à nos critères habituels, mais elle n’est pas à l’origine de ce fait : nous sommes les premiers à l’avoir voulu. Pour que la machine puisse générer de l’aléatoire – et donc quelque chose dont nous estimons qu’il lui appartient – il a fallu que quelqu’un le veuille et soit lui-même en mesure de le concevoir. Puis éventuellement de le programmer et d’autoriser ce programme informatique. Ce transfert d’autorité, Dada, Situationnistes ou William S. Burroughs, peuvent en témoigner : à l’origine de l’art génératif informatique préexistent des procédés analogiques tels le Cut-Up, les dérives ou tout autre processus recombinatoire. Dès le début des années 2000, on a vu apparaître tout un corpus d’œuvres génératives, souvent logées sur internet, et dont le matériau – généralement textuel – ressort de la machine, méconnaissable et transfiguré. L’œuvre EveryLetterCyborg V.1.2 (2017-2018) de Xuan Ye, artiste d’origine chinoise basée à Toronto, est exemplaire de ce type de proposition. À la fois installation interactive et TwitterBot, l’œuvre prend pour point de départ un texte existant pour en créer un nouveau, totalement déconstruit. Dans ce cas-ci, le texte source, A Cyborg Manifesto de Donna Haraway (1984), est « réécrit » à l’aide d’un algorithme informé d’une méthode de composition non intentionnelle employée par le poète Jackson Mac Low dans les années 1960. Chaque lettre du manifeste devient l’amorce d’un nouveau mot, saisi aléatoirement à partir d’une base de données d’un dictionnaire en ligne, et dont la succession échappe à la syntaxe standard. Chaque lettre devient aussi un cyborg, un micro-golem informatique où l’œuvre littéraire originelle voit advenir son hybridation numérique en temps réel, à la fois dans le monde réel et via Twitter.
Le matériau n’est jamais innocent
Semblablement, l’installation This Is Major Tom To Ground Control (2012) de l’artiste québécoise, basée actuellement en France, Véronique Béland, fonctionne via un générateur automatique de textes aléatoires. Ici cependant il se trouve activé par la réception et l’analyse d’ondes radio provenant de radiotélescopes de l’Observatoire de Paris. Le texte qui en résulte, dont la cohérence est variable, est récité en temps réel par une voix de synthèse. Ce « message de l’univers » capté en continu est aussi imprimé et relié ponctuellement « de manière à créer une bibliothèque d’archives infinie des messages reçus du cosmos ». La question à se poser n’est peut-être pas tant « qui » créé l’œuvre mais « quoi ». Le matériau n’est jamais innocent dans la création d’une œuvre : toujours il l’informe de son potentiel, de la direction qu’il peut induire, de l’empreinte qu’il autorise. Si algorithmes et données peuvent échapper à notre contrôle – avec notre permission – elles n’échappent toutefois pas à cette exigence du matériau dans le processus créatif. Ce faisant, le matériau ne devient-il pas co-créateur de l’œuvre ?All We'd Ever Need Is One Another (2018) de l’artiste canadien, originaire de Vancouver et basé à Montréal, Adam Basanta, pousse un peu plus loin l’idée de la machine comme co-créatrice d’art. L’installation se présente comme un système autonome produisant de l’art, infiniment et à rythme régulier. Un enchaînement d’étapes auto-générées y sont à l’œuvre, sans aucune intervention de l’artiste autre que d’avoir orchestré l’ensemble. Tout d’abord deux numériseurs se font face et se « scannent » l’un l’autre à intervalle régulier via un script informatique, générant une image abstraite variant selon la luminosité ambiante. L’image ainsi créée « est ensuite analysée par une série d'algorithmes d'apprentissage approfondi formés sur une base de données d'œuvres d'art contemporain en circulation économique et institutionnelle. Lorsqu'une image correspond à une illustration existante au-delà d'une correspondance de 83%, elle est "validée en tant qu'art" et téléchargée sur un site Web, un compte Twitter et un compte Instagram dédiés. ». Lorsque certaines correspondances sont particulièrement fortes, elles sont alors imprimées au sein même de la galerie puis « exposées ». Cela dit, ce qui est à priori exposé est d’abord et avant tout l’ensemble du processus, l’ordinateur qui lance les scans, qui évalue les similarités, et conclue à savoir si le résultat sera digne d’être appelé « art » ou sera rejeté dans les limbes du monde numérique, là même d’où il émane. Comme le mentionne l’artiste, l’ensemble du processus est « stupide » : sans intention, il exécute son programme. En un sens, nous ne sommes qu’à un saut Tayloriste de l’artiste commandant l’exécution d’œuvres à des assistants. Quelle différence en effet entre le studio de création d’un Olafur Eliasson ou d’un Takashi Murakami et une chaîne de production automatisée sinon le fait que les assistants soient remplacés par des scripts informatiques et des programmes ?
Nourrir la machine avec de l’humain
Ce mois d’octobre, Christie’s mettra aux enchères sa première œuvre d’art IA, une pièce du collectif parisien Obvious, intitulée Portrait of Edmond Belamy (2018). Se présentant sous l’allure d’une aquarelle du siècle dernier, l’œuvre est estimée entre 7000€ et 10000€. Au-delà de la question de la valeur monétaire, et du fait qu’elle « mime » l’art traditionnel faisant ainsi disparaître toute trace de code aux yeux du futur collectionneur, il est intéressant de souligner que l’œuvre est signée de l’équation mathématique de l’algorithme utilisé afin de générer l’image, plutôt que par le nom du collectif[4]. L’artiste autorise ainsi l’AI à devenir créateur ou co-créateur de l’œuvre. Mais ce geste reste symbolique : légalement l’artiste « humain » en conserve la paternité officielle – du moins pour le moment.Sans volonté propre et en dehors de toute intentionnalité, nous l’avons vu, la machine parvient néanmoins à générer du contenu qui nous « parle ». Et pour se parler à soi-même de manière encore plus convaincante, on peut aussi nourrir la machine avec de l’humain. Sorte d’hybridation cyborg-anthropophage, la série Ossuaires (2018) de l’artiste franco-canadien Grégory Chatonsky a été réalisée à partir de plusieurs centaines de fichiers 3D d’ossements humains et fossiles qui ont alimenté un réseau de neurones artificiels, processus par lequel le logiciel a « appris » à créer de nouveaux ossements. En résulte le témoignage cronenbergien d’une réalité et son double obscur : l’imaginaire de la machine hésitant entre reconnaissance et différence, il parvient à produire du familier, de l’étrangement semblable. L’unheimlich de cet imaginaire est celui de l’inconscient humain prolongé à travers le code informatique. Ce passage d’un monde à l’autre via les Generative Adversarial Networks (GANs) ou autres algorithmes d’apprentissage automatique – de l’analogique au numérique, puis vers l’analogique à nouveau – n’est pas sans laisser de traces : tout comme les rêves qui nous laissent au matin sur d’imprévisibles images, il n’est pas nécessaire que l’AI « rêvant » l’art soit intelligent pour traverser nos imaginaires et transformer nos regards. Il suffit d’en autoriser le programme, et de ne pas fermer les yeux lorsqu’advient l’impensé.