Le fil de la musique
Le Théâtrophone

Nous célébrons la radio. Mais qu’y avait-il avant ? Le théâtrophone ! On s'inscrivait auprès de la compagnie de téléphone – comme aujourd'hui auprès d'un fournisseur de services de streaming – et la musique et l'opéra étaient diffusés par téléphone. Lev Bratishenko raconte l'histoire du théâtrophone.
 

De Lev Bratishenko

L'inventeur britannique Charles Wheatstone aimait impressionner ses invité.e.s en leur faisant une démonstration « d'acoucryptophone », une « lyre enchantée » suspendue au plafond qu'il remontait en grande pompe. Elle fonctionnait parce que le fil de suspension était relié à la table d'harmonie d'un piano situé à l'étage supérieur et retransmettait le son de l'instrument lorsqu'un assistant en jouait. Cette invention de Wheatstone, qu'il présenta en public jusqu'en 1823 au moins, ainsi que ses œuvres ultérieures, donnèrent lieu à des spéculations sur la possibilité de construire un appareil permettant de retransmettre de la musique sur de plus grandes distances :

« Qui sait si la musique d'opéra jouée au King's Theatre pourra bientôt être entendue en même temps dans les Hanover Square Rooms, à la City of London Tavern et même à la Horns Tavern de Kensington. » [1]

Et c'est effectivement ce qui se produisit ; cela prit juste plus de temps que prévu. En 1848, les rédacteurs du Punch imaginèrent un « opera telakouphanon » qui retransmettrait aux foyers « les notes liquides de Jenny Lind aussi aisément que de l'eau douce » [2] C’était encore trop tôt, mais l’idée d’entendre une soprano en direct du robinet n’était pas mal du tout. Ce n’était pas banal.

Ce n'est qu'avec l'invention du téléphone qu'un système de retransmission de musique à distance devint réalisable, et en très peu de temps, celle-ci put être entendue par téléphone. Lorsqu'en 1878, Alexander Graham Bell fit une démonstration de l'appareil à la reine Victoria, à Osbourne House, on lui fit écouter une chanson qu'elle entendit « assez clairement ». [3] C'était également clair dans un autre sens - les premiers téléphones était de si piètre qualité qu’il était plus facile de retransmettre de la musique que de la voix, car la musique est plus forte et résiste davantage à la distorsion. En 1900, les lecteurs et lectrices du mode d'emploi The Phonograph and How to Use It étaient prié.e.s « d’éviter de chanter avec trop d’expression ».

Les premiers microphones et haut-parleurs présentaient de nombreuses limites de conception, mais leur mauvaise qualité était également due à leur circuit rudimentaire. Les premiers téléphones utilisaient des câbles télégraphiques, c'est-à-dire des lignes simples en fil de fer mises à la terre ; la ligne à deux fils, de qualité supérieure, brevetée par Bell en 1881, ne fut intégrée aux téléphones que dans les années 1890. Les circuits mis à la terre génèrent du bruit dans les conversations téléphoniques, car ils partagent le sol avec les installations mécaniques, les lignes électriques et les courants telluriques naturels. Les lignes à deux fils, qui étaient en fer à l'époque, peuvent réduire ces interférences (on a commencé à utiliser des lignes en cuivre pour les appels longue distance dans les années 1880). Les employé.e.s des entreprises de téléphonie et de télégraphie furent parmi les premiers à être témoins de retransmissions musicales expérimentales. C. E. McCluer, un ingénieur originaire de Virginie et directeur d'un bureau de télégraphie, relata en 1876 ce genre d’aventure avec un « téléphone ». Il écoutait régulièrement les interférences statiques sur sa ligne téléphonique personnelle, qu’il avait lui-même construite et mise à la terre :

« Un dimanche soir, en rentrant de l'église, je mis le téléphone contre mon oreille pour continuer à observer pendant un certain temps le phénomène qui retenait mon attention. Les bruits mystérieux étaient toujours là - des bruits que je ne peux pas décrire suffisamment, mais qu'il faut avoir entendus pour les comprendre - quand, au moment où j'allais retirer le téléphone de mon oreille, j'entendis ce qui d'abord me sembla être la voix d'un ange du royaume des esprits, et qui apparut à mes sens excités comme une mélodie extrêmement céleste et ravissante. »

Il passa le reste de la soirée au combiné avec sa femme :

« Mais je découvris rapidement qu'ils ne chantaient pas un duo, comme mon épouse l'avait supposé, mais que la voix masculine interprétait un autre chant de l'école du dimanche, dans une tonalité totalement différente. Mon étonnement grandissait. J'étais tellement excité que je ne pouvais plus rester en place... [jusqu'à ce que] les voix mystérieuses se taisent finalement, après avoir chanté chacune une demi-douzaine ou plus de chorals et de chants de l'école du dimanche que nous connaissions tous. » [4]

Il lui fallut quelques jours pour résoudre l'énigme ; des employés des bureaux de télégraphie de Staunton et de Charlottesville, en Virginie, deux communes situées à plus de 150 kilomètres de Lynchburg, où se trouvait McCluer, avaient fait une expérience de retransmission de sons en modifiant le réseau télégraphique. Pour fonctionner, leur circuit nécessitait toute la puissance des batteries du télégraphe - raison pour laquelle ils avaient effectué l'expérience un dimanche - et pourtant, ils arrivaient à peine à s'entendre. Mais le « téléphone Bell extrêmement sensible » de McCluer avait capté le concert grâce à un mélange d'induction et de fuite électrique.

McCluer écoutait en mono, bien que cette distinction n'existât pas encore à l'époque, car le son stéréo ne fit son apparition qu'en 1881, lors de l'Exposition internationale de l'électricité au Palais de l'industrie de Paris, où il surprit même les rares personnes déjà familiarisées avec les téléphones. Trois soirs par semaine, d'août à novembre, des milliers de personnes patientaient à l'exposition pour écouter, à l’aide d’oreillettes, de la musique en direct de l'Opéra Garnier et du Théâtre Français, situés à près de deux kilomètres de là. Le musicophone, commercialisé plus tard sous le nom de théâtrophone, fut inventé par Clément Ader. Ader fit installer dix grands microphones au charbon - des boîtiers remplis de granulés de charbon dont la résistance varie en raison de la compression par les ondes sonores, ce qui explique pourquoi les vieux téléphones ont un meilleur son lorsqu'on tape dessus au cours d'une longue conversation - au bord de la scène de chaque lieu de spectacle et il fit poser des câbles jusqu'au Palais de l'industrie. Chaque microphone alimentait huit récepteurs et chaque récepteur avait deux oreillettes : celle de gauche était reliée à un microphone sur le côté gauche de la scène et celle de droite à un microphone sur le côté droit. La presse fut emballée par ce nouveau son, qu'elle qualifia de « perspective corporelle », « d'écoute binaurale » ou « d'écoute en relief ».[5] Les pas des actrices et acteurs étaient audibles, même si les microphones étaient logés dans des boîtes en fer à pieds en caoutchouc pour minimiser les vibrations, ce qui, combiné à la nouveauté de la stéréo, produisait une fascinante sensation d'espace.

Mais ce système ne survécut pas à l'exposition, et l'autodidacte qu’était Ader tourna son attention vers d'autres projets. En 1878, il installa la première ligne téléphonique de France et en 1880, il cofonda la Société générale des téléphones, la première compagnie de téléphone à Paris. Il s'essaya aussi à la fabrication de bicyclettes et posa le premier câble sous-marin. Mais on se souvient surtout de lui pour ses avions à vapeur ressemblant à des chauves-souris (qui n'ont peut-être jamais vraiment volé). Une version du musicophone d'Ader fut conservée comme pièce d'exposition au musée Grévin, où les visiteuses et visiteurs pouvaient écouter des spectacles moins raffinés provenant du théâtre de variétés Eldorado. En 1889, Ader présenta sa populaire invention une deuxième fois, cette fois-ci à l'Exposition universelle de Paris, et la même année, les entrepreneurs Marinovitch et Szarvady fondèrent la Compagnie du Théâtrophone pour la commercialiser. [6] Bientôt, une salle d'écoute permanente fut installée dans le foyer du Théâtre des Nouveautés à Paris, en même temps qu'une station de commutation qui fonctionnait comme un central téléphonique - une « pieuvre acoustique », comme Cocteau l'avait qualifiée. [7]

Peu à peu, de nouveaux lieux de spectacle s'ajoutèrent et les ménages purent bientôt souscrire un abonnement annuel de 180 francs pour obtenir un récepteur théâtrophone, avec lequel ils pouvaient écouter les spectacles de leur choix, en entier, moyennant un supplément par soirée d'écoute. [8] Les récepteurs théâtrophone étaient massifs et correspondaient aux critères esthétiques de l'époque en matière d’appareils électriques : des meubles en bois laqué avec des ferrures en laiton et des fils isolés avec de la cire ou du tissu. La Compagnie du Théâtrophone installa dans les cafés et les halls d'hôtel des récepteurs fonctionnant avec des pièces de monnaie. On pouvait y écouter quelque chose en direct pendant cinq à dix minutes pour 50 centimes ou un franc. Il y avait sur ces boîtes publiques un espace pour afficher le nom de la salle de spectacle à laquelle les auditrices et auditeurs étaient connectés, et l’opérateur changeait le nom de la salle de temps en temps. [9] Vers 1892, il existait à Paris une centaine de théâtrophones publics offrant une sélection de cinq lieux. [10]

Pendant les entractes et autres interruptions au cours d'une représentation, l'opérateur pouvait engager un pianiste qui « joue dans une salle située à proximité du siège de l'entreprise, et comme toutes les lignes du théâtrophone sont branchées sur cette salle de musique, tous les récepteurs connectés diffusent la musique du piano. Il ne peut donc pas y avoir de surprises ou d'interruptions pendant la retransmission ». [11] Plus tard, on eut recours à des enregistrements sonores. La qualité sonore du théâtrophone était inégale. Les tubes amplificateurs n'ayant été inventés qu'une vingtaine d'années après le théâtrophone, il était initialement difficile d'améliorer le signal au-delà de la puissance d'amplification du microphone à charbon. L'appareil n'en était pas moins attrayant pour celles et ceux qui, comme Marcel Proust, devaient souvent garder le lit. Dans une lettre à Georges de Lauris datant de 1911, Proust écrivait : « Je me suis abonné au théâtrophone dont j’use rarement, où on entend très mal. Mais enfin pour les opéras de Wagner que je connais presque par cœur je supplée aux insuffisances de l’acoustique. » [12] Pour Debussy, il en allait tout autrement, et Proust se souvenait d'avoir écouté Pelléas et Mélisande par l'intermédiaire de l'appareil : « Il est vrai que comme les étrangers ne sont pas choqués de Mallarmé parce qu’ils ne savent pas le français, des hérésies musicales qui peuvent vous crisper, passent inaperçues pour moi, plus particulièrement dans le théâtrophone, au moment où je trouvais la rumeur agréable, mais pourtant un peu amorphe quand je me suis aperçu que c’était l’entr’acte. » [13]

Malheureusement, on ne trouve apparemment aucune trace de compositions qui auraient tiré parti de ce type de confusion. Aucune oeuvre ne fut composée pour le théâtrophone, même si des jam sessions eurent lieu dès 1891, du moins aux États-Unis, sur des lignes téléphoniques commerciales : « Le téléphoniste de Providence joue du banjo, celui de Worcester de l'harmonica, et les autres chantent doucement ... la musique est aussi claire que si tout le monde se trouvait dans la même pièce. » [14]

Le théâtrophone fut exporté en tant que concept et pas nécessairement en tant que produit de l’entreprise parisienne. En 1884, le roi et la reine du Portugal étant en deuil de la princesse de Saxe, ils ne purent assister à la première d'un opéra à Lisbonne. Pour cette raison, un ingénieur audacieux de l'Edison Bell Company installa un système à six microphones sur la scène et reçut une médaille militaire pour ses efforts. On rapporte d'autres retransmissions à Bruxelles, Stockholm, Vienne et Francfort, sans parler d'un directeur de théâtre munichois méfiant qui fit poser une ligne jusqu'à sa villa de Tutzing afin de pouvoir surveiller les représentations. [15] Les articles de presse ne précisent pas toujours le type de connexion, mais nous pouvons supposer qu'il s'agissait en grande partie de lignes téléphoniques mono et non de lignes de théâtrophone stéréo, comme la connexion Paris - Bruxelles, qui permit à la reine de Belgique d'écouter une représentation de Faust en 1887. Le fait de surmonter la distance faisait davantage la une des journaux que la retransmission de sons stéréophoniques comme tels.

Le seul système consacré à la diffusion de musique stéréo en dehors de Paris était l'Electrophone de Londres. En 1892, la British National Telephone Company retransmettait du son depuis Birmingham, Manchester et Liverpool à l'International Electrical Exhibition au Crystal Palace à Sydenham, et pour trois pence avant huit heures du soir et six pence après, les visiteuses et visiteurs avaient droit à dix minutes d’écoute. Deux ans plus tard, l'Electrophone Company fut créée et elle proposa des abonnements au théâtre, aux concerts et aux services religieux pour cinq livres par an - dans un premier temps. Plus tard, le directeur d'Electrophone exprima dans des lettres adressées à différents gentlemen's clubs son regret d'être désormais contraint d'exiger des frais de location pour les récepteurs mis à disposition par la société. [16] Les personnes intéressées pouvaient faire un « essai d'écoute » au siège de l'entreprise avant de s'abonner. [17]

Les récepteurs électrophone étaient livrés avec une paire d'écouteurs « lorgnette » fixés à un étrier que l'on tenait sous le menton afin de ménager la coiffure et de soulager les bras. Ils étaient disponibles avec un interrupteur manuel, ce qui permettait aux abonné.e.s d'utiliser le téléphone et l'électrophone sur la même ligne. La programmation était similaire à celle de Paris, bien qu’il semble y avoir eu plus d'églises connectées au système londonien - en 1906, il était possible de capter 15 services dominicaux. [18]

Les églises constituent l'un des exemples les plus fantastiques des premières installations de microphones, car ceux-ci étaient considérés comme intrusifs. Alors qu’un anneau de boîtes à cigares noires sur une scène de théâtre ne posait aucun problème, les microphones d'église prenaient « la forme d'une bible reposant dans une position naturelle sur le pupitre de la chaire, ou d'un coussin sous le lutrin » [19]. La « bible » de l'église de Highbury Quadrant, construite en marbre noir et blanc, était particulièrement spectaculaire, mais à voir ses proportions bizarres, il y avait lieu de se demander si elle induisait qui que ce soit en erreur. Quelle était la popularité de ces services ? Bell Telephone exploitait 3 000 téléphones aux États-Unis à la fin de l'année 1877, mais ce n'était rien comparé à l'ampleur du réseau télégraphique. Et dans un article de l'Electrical Review, 13 ans plus tard, on lisait qu'un théâtrophone installé sur Broadway « familiariserait le public avec l'utilisation de l'appareil ; il est probable que les neuf dixièmes de la population n'ont jamais utilisé de téléphone. » [20] En 1885, le réseau téléphonique de Londres ne comptait que 3 800 abonné.e.s, la plupart d’entre eux étant des entreprises. Ce nombre passa à environ 65 000 en 1903. Dans ce contexte, les 600 abonné.e.s de l'Electrophone en 1906 ne représentaient qu'une part infime de l'élite, mais Édouard VII en faisait partie.

On avait anticipé déjà auparavant des tensions entre les classes sociales. Un article paru dans The Electrical World en 1890 mettait en garde contre « les terribles ravages que pourrait causer 'le pendant téléphonique d'un joueur d'orgue de Barbarie', dans lequel on introduit une pièce de monnaie ... Et quelles nouvelles terreurs s’abattraient sur ce mastodonde de la grande ville, l'immeuble à logements, lorsque Sweet Violets et d'autres airs peu ragoûtants seraient diffusés à l'heure du repas. » [21] Malheureusement, les coûts ne baissèrent jamais suffisamment pour que ces inventions soient utilisées à l'heure du repas, bien qu'une photo de 1917 montre des vétérans blessés profitant de l'électrophone gratuitement ,« allongés dans leur lit » [22], évoquant ainsi des membres de la noblesse attachés aux conventions, des écrivains fatigués et des infirmes. L’un des thèmes communs des premiers reportages sur ce sujet est le fait que cette technologie permit de surmonter l'immobilité : « Nous constatons maintenant dans plusieurs paroisses très étendues des États-Unis que les fidèles, pour lesquels il serait impossible sinon de se rendre au temple, peuvent suivre les offices sans quitter la maison, grâce au téléphone. » [23]

Le réseau téléphonique américain le plus proche du théâtrophone ou de l'électrophone fut probablement le service Telmusici, lancé à Wilmington, Delaware, en 1909. Un téléphoniste y passait des disques vinyles sur demande et les abonné.e.s pouvaient louer un récepteur muni d'un mégaphone. Le son était mono, mais des appareils à pièces furent installés dans des restaurants et des hôtels, avec des listes de disques que l'on pouvait faire jouer. Certains associèrent la modestie de cette entreprise à « l’appétit insatiable » des Américain.e.s en matière d’informations [24], mais l'absence d'un service de nouvelles par téléphone (comme le Telefon Hírmondó en Hongrie à la fin du 19e siècle) suggère le contraire, tout comme les difficultés financières des imprésarios de l'époque.

La qualité du théâtrophone et de l'électrophone s'améliora dans les années 1920 et 1930 grâce aux progrès en matière d'amplification et à la production de microphones plus sensibles, mais l'avènement de la radio leur fut fatal. En 1932, année de sa fermeture, la Compagnie du Théâtrophone avait atteint un maximum de trente lieux de spectacle, dont l'Opéra de Paris, le Théâtre de l'Athénée, le Théâtre des Deux Ânes, le Moulin de la Chanson, les Concerts Poulet, le Lido, le Café de Paris et la cathédrale Notre-Dame. Pour sa part, l'Electrophone comptait deux mille abonnés en 1923, deux ans avant sa fermeture. Seules mesdames Cooper et Hatchcock, de Bournemouth, restèrent fidèles aux retransmissions par électrophone jusqu'en 1937. [25]