Représentation visuelle des peuples autochtones
Vers la création d’une culture visuelle autodirigée
Qu’est-ce que la culture et comment sa résurgence est-elle liée à l’art et à la numérisation? Svetlana Romanova souligne l’importance primordiale de la participation culturelle des résidents de l’Arctique à l’agenda public, et met en lumière le rôle de la souveraineté visuelle autochtone dans la durabilité des identités autochtones.
De Svetlana Romanova
Il est difficile de briser les idéologies enracinées dans la notion de culture. Non seulement doit-on introduire les formes d’expressions artistiques qui ont prospéré ces dernières années, il faut également rééduquer le regard et l’esprit pour les accueillir. La subtilité des gestes artistiques pourrait être simplifiée par l’utilisation de formats familiers tels que la production vidéo. Tous les jours, on utilise les images en mouvement comme moyen de communication, et elles soulèvent peu de suspicion en tant que forme de représentation visuelle. Le changement du contenu et du contexte pourrait également jouer un rôle important en matière de moyens quotidiens ou de bien-être collectif
La mission est de repenser et de rééduquer la population autochtone sur la façon dont la culture est pratiquée mondialement et sur la façon dont les arts ont été utilisés comme un outil pour la défense des intérêts au niveau international.Qui est classé comme autochtone?
La Sibérie occupe environ soixante-dix-sept pour cent du territoire russe et est divisée en trois types de districts fédéraux : les républiques, les régions autonomes et les États religieux. La Sibérie abrite plus de quatre-vingts tribus autochtones. La République de Sakha-Yakoutie, située dans la région sibérienne, compte huit groupes ethniques reconnus, dont cinq sont classés comme autochtones selon un calcul officiel conçu par le gouvernement russe. Cette classification officielle des autochtones est troublante, car elle se fonde principalement sur la population et sur la perception du risque d’extinction. Ce système de définition associé à la situation socio-économique actuelle produit des séparations déroutantes parmi les peuples autochtones de la région. Par exemple, la tribu dominante de la République de Sakha, les Yakoutes, dispose d’un pouvoir culturel, politique et économique inégalé, mais elle n’est pas classée comme autochtone en raison de sa population relativement importante de 350 000 personnes. Bien que le statut d’autochtone lui ait été refusé, Sakha a réussi à obtenir un accès lui permettant de contrôler la création et la distribution d’images représentant la diversité des communautés arctiques de la République.
L’idée d’extinction imminente qui est liée à la définition de peuple autochtone crée un sentiment d’inévitabilité pour le bien-être et l’avenir de ces cultures. Cette condition peut facilement être étendue pour décrire le sort des peuples autochtones ainsi que notre rapport et nos associations au mot « Arctique ». Par exemple, l’image du dénuement arctique est en quelque sorte un stéréotype dans le monde occidental
Les habitants des régions arctiques perdent rapidement leurs modes de vie traditionnels
Cette image du paysage contribue à l’effacement de ses habitants et crée des espaces à louer pour les futures expansions des territoires. La production et la distribution d’images altérées ne sont pas une force abstraite, mais un mécanisme de pouvoir en action. Cette notion dérangeante viole la présence des populations autochtones d’un point de vue historique et les empêche de participer aux dialogues futurs sur la terre qu’ils habitent. On peut se demander si ce récit soigneusement élaboré n’est pas motivé par le désir de répondre aux besoins des entreprises, et si l’impact de ces structures ne nuit pas aux réalités immédiates de l’Arctique. Surtout, on peut se demander comment cette idée artificiellement construite de la terre et de ses habitants confond les identités réelles des populations arctiques. L’outil est une « image », l’action est sa création et sa projection sur des masses ainsi que la façon dont elle est utilisée. Dans ce scénario, les images deviennent la monnaie avec laquelle la marchandisation de certaines normes socio-économiques est estimée. Elles sont utilisées comme des armes pour modeler les identités sociales en faveur du commerce pour conquérir des territoires étendus.Alors que le développement progresse et que les nouvelles politiques de l’économie « contemporaine » sont introduites, les habitants des régions arctiques perdent rapidement leurs modes de vie traditionnels et les espaces où ils peuvent les pratiquer. La pénurie de terres pour les pratiques pastorales contribue à cette situation, ces terres étant occupées par les institutions de l’économie des ressources. Un autre facteur est le regain d’intérêt pour les pratiques traditionnelles elles-mêmes : élevage de cerfs, pêche, chasse, etc Cette évolution est dictée non seulement par le manque de perspectives dans les industries traditionnelles (faibles revenus, travail pénible, etc.), mais est aussi accélérée par le mythe généré. Le mythe étant ici la représentation de la réalité d’une personne à travers le prisme du capitalisme. L’accessibilité des avancées technologiques (téléphones, caméras, ordinateurs, etc.) crée un environnement où les transmetteurs de ce mythe deviennent une extension de nos corps. Le langage visuel devient un nouveau moyen de communication dans ces tribus, et se transforme en une force qui occupe et monopolise des concepts, des contextes et des récits en créant de nouvelles normes de représentation visuelle et en dictant l’archétype privilégié. La désunion dans l’idée représentative d’une image, qui a pour résultat la réalité de ces images, rend muette la complexité de la réalité des communautés arctiques dans l’esprit global. On constate un manque de mécanismes et de plateformes pour soutenir la production d’un contenu autonome et autodirigé du point de vue de ses habitants originels. Une telle production avantagerait la culture et garantirait sa préservation sous une forme contemporaine. Elle agirait en outre comme un bouclier en remettant en contexte ce qu’est l’Arctique et qui l’habite. Il est même possible qu’elle puisse raviver l’importance de la préservation culturelle et trouver de nouvelles voies où les traditions s’adaptent éthiquement au régime contemporain.
Isuma.TV, un exemple d’émancipation collective
Isuma.TV est un excellent exemple de ce à quoi ressemble la résurgence culturelle à l’ère du numérique. Basé au Nunavut, Isuma.TV est le projet du réalisateur Zacharias Kunuk qui examine les complexités culturelles des habitants du Nunavut. Il s’agit essentiellement d’un catalogue renouvelé de vidéos produites par la population locale. Il y a un changement d’approche dans cette production d’images : elle ne parle pas de la communauté, elle parle de l’intérieur de la communauté, sur la communauté et à la communauté. Son objectif principal est de préserver et de documenter la langue et les traditions culturelles, tout en créant un espace sûr (factuel ou cybernétique) pour échanger des informations et engager des conversations sur des sujets pertinents aux valeurs culturelles complexes et propres à la région. Une telle pratique sociale jette des ponts et relie des générations et, par conséquent, métamorphose le climat social en élevant l’intérêt personnel et le bien-être de sa communauté. Isuma.TV prouve que l’émancipation collective est réalisable et que l’accès au contrôle de la représentation visuelle de son identité ethnographique n’est pas seulement une création d’images, mais une position politique active qui peut mener à l’ethnogenèse et créer des systèmes de connaissance durables.Pour obtenir des résultats aussi importants, il faut se frayer un chemin à travers les rochers. Les rochers dans le cas de l’Arctique de la République de Sakha sont le manque de modernisation dans toutes les sphères imaginées. Pour que la culture se développe, il faut un mécanisme de soutien dans l’infrastructure. Nous nous heurtons non seulement à l’isolement conceptuel du mot « Arctique », mais nous vivons également l’isolement factuel en raison des tarifs élevés de tout transport accessible qui nous relie au monde extérieur. En outre, il n’existe pas de formes et de moyens de communication durables : l’internet est presque absent. Le manque de circulation de l’information crée une stagnation qui peut facilement être détectée en observant l’état actuel des organisations culturelles et la façon dont elles sont programmées. Selon leur rôle, qui a été conçu en fonction de l’idée archaïque « d’autochtone », les arts et l’artisanat locaux existent dans une bulle de temps encapsulée. Il ne s’agit pas de décourager les traditions artistiques et artisanales qui sont encore pratiquées, mais plutôt de reformuler la manière dont elles pourraient être utilisées, partagées et perçues dans un contexte de souveraineté des moyens de production culturelle.