On ne peut s’empêcher de souligner une tragique ironie dans l’existence de Ziad Kalthoum. Né à Homs en 1981, le cinéaste syrien, comme des millions d’autres compatriotes, a dû fuir son pays dévasté par la guerre civile pour se réfugier d’abord à Beyrouth, au Liban, et finalement atterrir à Berlin, en Allemagne. Trois villes lourdes de symboles et d’histoires, trois lieux autrefois ou aujourd’hui dévastés par les bombes, trois exemples d’un monde en furie qui détruit tout sur son passage. Et qui malgré tout s’acharne à vouloir se reconstruire.
C’est de ce courage dont il est question dans Taste of Cement, un documentaire impressionniste et poétique sur une foule de sujets d’actualité… sans pour autant n’en aborder aucun de front. Car l’ambition de Ziad Kalthoum n’était pas de recueillir des propos percutants, d’épingler une misère dans ses aspects les plus spectaculaires, d’interpeller une communauté internationale aphone et amorphe devant les horreurs qui affligent une bonne partie du Proche-Orient.
Ziad Kalthoum
| © Doha Film Institute/ Ziad Kalthoum
Sur le grand écran de la salle principale de la Cinémathèque québécoise le vendredi 10 novembre pour la projection de son film dans le cadre des Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM), le cinéaste a d’abord paru légèrement endormi, alors qu’il était 4 heures du matin à La Rochelle, en France, là où il se trouvait. La magie de Skype comporte aussi son petit lot de contraintes, dont celle du décalage horaire, mais l’accueil chaleureux du public, nombreux, a vite fouetté son enthousiasme.
Ce fut pour lui l’occasion de préciser ses intentions dans Taste of Cement. Les nombreuses qualités esthétiques pourraient se passer d’explications tant la beauté meurtrie de Beyrouth côtoie la dignité écorchée des travailleurs syriens chargés de redonner à la capitale libanaise son lustre d’antan – si un tel miracle est encore possible. Pour celui qui fut forcé d’accomplir son service militaire dans l’armée du président Bachar el-Assad, le bruit des armes, des bottes et des chars d’assaut, il le connaissait déjà. Mais lorsque le chaos s’est installé en Syrie et qu’il s’est réfugié au Liban, une chose l’a frappé, et troublé : « À Beyrouth, je me suis retrouvé dans une ville très bruyante, en pleine reconstruction après une guerre civile qui a duré près de 15 ans. J’avais quitté les sons de la guerre pour ceux des chantiers, et j’avais envie de découvrir les gens qui se cachaient derrière ces deux sons. »
une communauté invisible
Ziad Kalthoum n’a pas eu de mal à les trouver, car un million de travailleurs syriens s’activent à élever d’immenses tours dans le ciel de Beyrouth. Ces exilés ont tous une vue imprenable sur la ville et la Méditerranée, mais vous ne les croiserez jamais dans la rue. Confinés sur les chantiers, de jour comme de nuit, ils forment une communauté invisible, silencieuse, aussi bien dire muselée. Et alors que leurs maisons sont détruites, et leurs familles décimées, les voilà pratiquement réduits à l’esclavage pour panser les plaies d’un peuple qui a connu les mêmes folies incendiaires.
Or, vous ne les entendrez jamais se plaindre, ou évoquer la douleur de l’exil. Car dans le gratte-ciel où Ziad Kalthoum a passé 10 jours – avant de se faire expulser par les propriétaires! —, il s’est retrouvé devant des travailleurs à la gorge nouée : « Ils avaient peur de parler de leur vie en Syrie par crainte du régime qui pourrait s’en prendre à leur famille, et ils n’avaient pas le droit de parler de leurs conditions de travail, parce qu’ils craignaient les propriétaires des édifices. » Le cinéaste avait d’ailleurs présenté son projet de tournage comme un hommage à la beauté de cette tour en construction, permission accordée à la stricte condition de ne pas visiter les soubassements, là où s’entassent ces galériens du béton. Évidemment, Ziad Kalthoum en a fait fi, passant quatre nuits auprès de ces ouvriers de l’ombre, assez longtemps pour favoriser la confiance, et filmer… juste avant d’être mis à la porte!
Ce qu’il a capté, ce ne sont pas des « gens qui fondent en larmes en évoquant la destruction de leur maison, comme on peut voir à la télévision ou sur les réseaux sociaux ». À travers « ces 200 travailleurs qui n’en faisaient plus qu’un », il a conçu son « propre langage comme cinéaste », fusionné le mouvement des vagues avec celui du béton à peine coulé dans les armatures, reflété les images de guerre diffusées à la télé sur la pupille de ces réfugiés vivant à la fois sous terre et dans les airs, observé leurs rares moments de repos où l’esprit divague vers Damas, Alep ou Raqqa.
Le montage, signé Alex Bakri et Frank Brummundt, se révèle d’une fluidité exemplaire, fusionnant des environnements contrastés, celui des fonds marins où croupissent de vieux chars d’assaut, symbole d’une mémoire douloureuse enfouie, et les ruines encore fumantes d’Alep peu de temps après des bombardements alors que les habitants cherchent désespérément des survivants. Ziad Kalthoum n’est d’ailleurs pas peu fier d’avoir déniché des images saisissantes de caméras rivées à des chars russes en pleine action au milieu des ruines syriennes et destinées à la propagande des autorités de Moscou, mais ici détournées (sans leur consentement!) pour exposer toute la cruauté de cette guerre impitoyable.
Celui qui fut expulsé du Liban parce qu’il ne détenait plus de passeport et n’a pu venir en personne aux RIDM parce qu’il ne détenait pas le fameux passeport bleu pouvant lui permettre de circuler au-delà de l’Espace Schengen espère que Taste of Cement voyagera encore plus loin. Ne serait-ce que témoigner de l’amour qu’il porte à un père qui lui aussi a usé sa vie à travailler dans un Beyrouth aux mille chantiers pour faire vivre sa famille en Syrie. Ces particules de béton qui l’ont peu à peu broyé, et ruinent encore la santé d’autres damnés de la terre syrienne virevoltent devant sa caméra, au milieu des silences, et surtout des vacarmes. Ceux produits par les marteaux piqueurs ne sont pas moins dangereux que ceux des mitraillettes.
Taste of Cement, de Ziad Kalthoum, sera présenté le vendredi 17 novembre à 19 h à l’Auditorium des diplômés de la SGWU (H-110) de l’Université Concordia. En arabe avec sous-titres anglais.