All of a Sudden (Auf Einmal), d’Asli Özge
Le sens de la fête
Au cinéma, tout est affaire de point de vue. Une caméra omnisciente s’avère fouineuse, tandis qu’une autre rivée à un seul personnage en dit beaucoup sur celui-ci, mais laisse une foule de détails dans l’immensité du hors-champ.
Auf Einmal Poster
| © Memento Films International
C’est cette seconde posture qu’adopte la cinéaste germano-turque Asli Özge dans All of a Sudden, qui marque ses débuts en langue allemande après quelques films réalisés en Turquie (Hayatboyu, Köprüdekiler). Et contrairement à d’autres expatriés jetant leur dévolu sur Berlin ou Hambourg, Asli Özge a préféré une approche à la Claude Chabrol : une petite ville de province à la fois pittoresque et étouffante; des personnages respectables dont le vernis craque sous le poids des mensonges.
Certains diront que la fête a mal tourné, d’autres que la victime était au mauvais endroit, au mauvais moment. Rien n’est moins sûr, mais ne comptez pas sur Asli Özge pour élucider tous les mystères qu’elle distille dans ce drame à mi-chemin entre le thriller policier et la plongée psychologique. Principale stratégie : elle ne quitte pas d’une semelle Karsten (Sebastian Hülk, qui porte tout le film sur ses solides épaules), banquier au charme athlétique, l’hôte d’une soirée bien arrosée, celui par qui le scandale éclate.
Une des convives, Anna (Natalia Belitski), d’origine russe (détail pas du tout anodin), attire tous les regards, mais ne semble liée à personne, sauf à Karsten, au milieu de la nuit, lorsque tout le monde est parti. Ce qui s’annonçait comme un flirt prend une tournure dramatique, annoncée par une quinte de toux, Anna se retrouvant plus tard étendue sur le plancher du salon. Karsten, pris de panique, va chercher du secours, une initiative en apparence louable, mais qui pourrait causer sa perte. À son retour, celle qu’il connaît à peine est morte en son absence, l’homme éploré décidant cette fois de contacter les ambulanciers.
À chacun sa vérité
Cette mort accidentelle ressemble à une bombe à fragmentation : les contrecoups sont multiples, les victimes nombreuses, les effets douloureux. Avions-nous cru que Karsten avait tout du célibataire insouciant? Sa conjointe Laura (Julia Jentsch) surgit peu de temps après le drame, sonnée, perplexe. D’abord traité comme un fait divers, peu à peu comme une scène de crime, le regard que l’entourage pose sur la situation modifie également l’image de Karsten, sauf pour son père (Hans Zishler, figure familière du cinéma de Wim Wenders), notable à la réputation sans tache et mécène à la mine patibulaire.À chacun sa vérité - Détail tiré du film | © Emre Erkmen Qu’est-ce qui pèse le plus lourd sur les épaules de celui sur qui plane l’ombre d’un doute? Emmêlé dans ses explications erratiques, laissant traîner de curieuses pièces à conviction, il passe de victime à paria, délaissé par ses amis, rétrogradé dans son milieu de travail, relégué dans un bureau sans fenêtre, une subtile condamnation accentuée par son ex-flamme Judith (Luise Heyer), brandissant des moments captés par son téléphone lors de la fatale soirée où l’on voit Karsten roucouler devant Anna. Des images furtives qui n’échappent pas à Laura, la grande absente de cette fête.
Mais de quoi Karsten est-il coupable? Sans doute de dévoiler sa vérité au compte-gouttes, et à son corps défendant, d’autant plus que la cinéaste se fait sélective dans la description de cette fameuse soirée, illustrée par quelques fragments laissant place à toutes les interprétations. Et ce n’est pas cette figure masculine imprégnée de respectabilité provinciale et d’ambition qui voudra déballer ses secrets, même devant le tribunal.
Asli Özge refuse d’utiliser les poncifs du film à procès, plutôt un prétexte pour s’égarer sur de nouvelles pistes, dont l’univers âpre d’Anna, celui des cheminées d’usines et des immeubles à logements en ruine, loin des charmes bucoliques de la petite ville où évolue Karsten. Pour l’homme qui semble avoir tout perdu, son statut, ses amours, ses amis, sa réputation, cette visite impromptue dans le monde réel d’Anna constitue un puissant révélateur, une Épiphanie pour une victime qui pourrait bien se transformer en bourreau.
Mais n’est-il que cela? Rien n’est moins sûr. Dans All of a Sudden plane un parfum délétère de duperie et de malveillance, appuyé par une conclusion fort astucieuse où tous les doutes sont (encore) permis. Avec toutefois une seule certitude, comme dans les meilleurs films de Claude Chabrol : en province, sous la surface immuable, ce n’est pas aussi charmant qu’on pourrait le croire…